Points de vue
Comment la santé virtuelle peut-elle contribuer à accroître les capacités du secteur dans le contexte d'une augmentation prévue du nombre de cas de COVID-19 ?
Face à une crise sanitaire comme celle de la Covid-19, la distanciation sociale peut soulager quelque peu les prestataires de soins de santé qui se trouvent en première ligne. Mais lorsque cela ne suffit pas, des innovations telles que les soins de santé virtuels peuvent permettre d'accroître les capacités du système de santé, de réduire le taux d'infection et de traiter les cas non urgents.
La propagation rapide de l'épidémie de COVID-19 a mis en lumière les failles des systèmes de santé à travers le monde, ce qui a eu un impact sur les infrastructures, la main-d'œuvre et les équipements de chaque pays. En termes d'infrastructures, la Suisse dispose actuellement d'environ 1 200 lits en unités de soins intensifs (USI). Alors qu'ils se préparaient à atteindre un pic de patients gravement atteints, le système de santé et les hôpitaux suisses ont fait des efforts importants pour libérer des capacités d'accueil au niveau des infrastructures.1
Cependant, même un impact modéré de l'épidémie de COVID-19, en admettant que la distanciation sociale et les autres mesures du Conseil fédéral s'avèrent efficaces, pourrait se traduire par l'hospitalisation simultanée d'environ 3 200 patients en unités de soins intensifs. Le pays ne serait donc pas en mesure de répondre à la demande potentielle.2 Si tous les lits disponibles en unités de soins intensifs en Suisse étaient libérés pour les patients atteints de COVID-19, la capacité totale requise en période de pic devrait encore être multipliée par trois. Même si le nombre de lits et de ventilateurs est suffisant, la Suisse compte trop peu de personnels de santé spécialisés capables de prendre en charge les cas extrêmes.3
Outre les défis liés aux patients hospitalisés, les établissements de soins ambulatoires tels que les cliniques et les bureaux sont également confrontés à de nombreux problèmes organisationnels et opérationnels. Les patients et personnels de santé suisses se conforment largement aux recommandations de l'Office fédéral de la santé publique (OFSP) : ils reprogramment les rendez-vous non urgents et proposent des téléconsultations médicales chaque fois que cela est possible. Cela a permis une diminution tangible du nombre d'incidents médicaux sans lien avec la COVID-19, des visites régulières et des interventions non urgentes. Alors que dans d’autres pays comme les États-Unis, il apparaît clairement que les services hospitaliers et ambulatoires sont dépassés, la Suisse est confrontée à une baisse de la demande dans les services médicaux ambulatoires, ce qui oblige les cabinets médicaux, les cliniques et même les hôpitaux à demander une aide gouvernementale, par exemple des avantages sociaux et organisationnels à court terme. En fin de compte, ces « visites manquées » auront des répercussions sur la rentabilité des traitements, des équipements médicaux et des prestataires de soins. Elles peuvent également avoir des conséquences considérables sur la santé et le bien-être des patients.
Aplanir la courbe : un impératif irréfutable
Les responsables de la santé et l'OFSP ont anticipé un pic à court terme dans l'épidémie de Covid-19 et, par conséquent, une augmentation de la demande pesant sur les systèmes de santé à travers tout le pays. L'OFSP recommande des mesures d’auto-isolement, de distanciation sociale et d'hygiène pour aider à « aplanir la courbe » (c'est-à-dire réduire le pic de demande pour les services de santé liés à la COVID-19) dans l'espoir que la demande globale reste inférieure à la capacité globale du système.4 L'OFSP a également demandé à l'opérateur de télécommunications Swisscom de fournir des statistiques anonymisées et une visualisation des données sur les mouvements de population en Suisse afin de savoir si les mesures sont respectées. Les résultats récents de ces données montrent que la population respecte les directives fédérales. 5
La capacité du système de santé est-elle vraiment fixe ?
La capacité de notre système de santé est généralement considérée comme fixe, ce qui signifie qu'il existe une offre limitée de services de santé qui ne peut être que très légèrement dépassée. Cette capacité, quelle que soit la façon dont elle est calculée, est loin d'être statique. En effet, outre les contraintes d'immobilisation (nombre de lits) et les pénuries d’approvisionnement et d'équipement (trop peu de masques, trop peu de ventilateurs), il existe un risque réel de diminution de la capacité en raison des contraintes liées au personnel qui se trouve en première ligne. Il faut prendre en compte les éléments suivants :
- Les cliniciens font des heures supplémentaires et sont confrontés à l'épuisement, ce qui diminue leur réponse immunitaire et augmente leur vulnérabilité.
- Les travailleurs de la santé qui développent des symptômes et obtiennent un résultat positif au test COVID-19 doivent se mettre en quarantaine pendant au moins 48 heures. Mais les cliniciens en quarantaine pourraient encore jouer un rôle dans le cadre du système virtuel de soins de santé.6
- Il peut y avoir plusieurs professionnels de santé dans un seul foyer (par exemple, un couple de médecins), ce qui peut multiplier le risque de contagion.
- Les membres du personnel médical originaires d'autres pays pourraient être contraints de retourner dans leur pays d'origine si ces pays déclaraient l'état d'urgence. Pour certains hôpitaux, comme celui de Genève, cela voudrait dire que près de 2 travailleurs de la santé sur 3 ne pourraient plus traiter de patients en Suisse.7
- Par ailleurs, les mesures de fonctionnement, les protocoles et les précautions spécifiques à la prise en charge des patients atteints de COVID-19 pourraient se traduire par une diminution de l’efficacité des services de soins de santé. Nous savons par exemple, d'après les données des hôpitaux américains, que des patients guéris de la COVID-19 peuvent passer plusieurs jours dans des établissements hospitaliers et des lits de soins intensifs en attendant les résultats des tests avant de pouvoir quitter l’hôpital, ce qui diminue encore les capacités d’accueil.8,9
En Suisse, nous avons observé plusieurs contre-mesures à court terme déployées rapidement qui visent à maintenir, voire à étendre les capacités. Cela inclut notamment :
- Garder les crèches ouvertes pour les enfants des professionnels de santé afin de leur permettre de continuer à travailler.
- L'État a ordonné la mobilisation de près de 8 000 soldats pour soutenir le personnel médical.
- Une règle exceptionnelle a permis de modifier le droit du travail pour les médecins et les soignants afin de leur permettre de travailler plus longtemps et d'interdire la prise de congés.
- D'anciens soignants ou des professionnels de santé retraités sont recrutés de façon temporaire par les hôpitaux pour épauler le personnel.
Des unités d’hospitalisation déjà fermées ont été rouvertes et des centres de soins temporaires sont aménagés dans des gymnases et des écoles pour traiter les patients les moins graves.
Si la Suisse a pu rapidement faire passer le nombre de lits en soins intensifs de 800 à 1 200 et mobiliser de nouvelles forces sur le front du coronavirus, l'offre en matière de cliniciens et d'infrastructures pourrait encore diminuer au fil du temps malgré ces efforts en raison des facteurs mentionnés ci-dessus.
Quelles sont les implications liées à la pénurie des capacités ?
Lorsque nous réfléchissons à la façon d'aplanir la courbe, nous devons tenir compte de la forte probabilité que même avec des mesures proactives, la capacité des services de santé risque de diminuer. Cela pourrait signifier que des retards dans le dépistage et les soins prodigués aux patients pourraient avoir une incidence et une prévalence plus importantes chez les personnes non diagnostiquées et/ou non traitées (voir le graphique), ce qui se traduirait donc par une demande plus importante sur une plus longue période. Sur le graphique, cela pourrait correspondre à la fois à l'augmentation du nombre total de cas (surface sous la courbe) et au pic de demande (amplitude verticale de la courbe).
Quel est le rôle de la santé virtuelle ?
La santé virtuelle pourrait permettre de stabiliser l'offre existante et d'accroître la capacité du système de soins de santé. L'Europe et la Suisse soutiennent déjà leur système de soins de santé par des services virtuels, tels que :
- Le tri et le dépistage des porteurs potentiels du coronavirus. L'OFSP et d'autres agences de santé européennes ont demandé à la population d'utiliser les services de télémédecine avant de se rendre chez le médecin pour une consultation afin de réduire l'exposition à des patients potentiellement infectés. Dans le canton de Berne, un centre de dépistage de COVID-19 a été créé ; les patients peuvent être consultés par le biais d'une enquête en ligne.10
- Un système de traçage des contacts à l'échelle européenne. L'organisation à but non lucratif Pan-European Privacy-Preserving Proximity Tracing a été fondée par un groupe européen de scientifiques et de spécialistes des technologies de l'information. Ces experts ont élaboré des normes pour suivre les données de mouvement tout en respectant les lois strictes en vigueur en matière de protection des données, afin d'aider les responsables de santé à vérifier le respect des mesures d'auto-confinement.11
La santé virtuelle pourrait permettre de stabiliser davantage l'offre existante, d'accroître la capacité de traitement et de renforcer la transparence. D’autres cas d'utilisation potentielle pourraient être envisagés, notamment :
- Capacité de répartition des charges. La santé virtuelle permet d'exploiter la capacité excédentaire des prestataires de santé dans les cantons où la COVID-19 ne circule pas beaucoup actuellement.
- Réduire l'exposition du personnel médical. Les téléconsultations médicales contribuent à réduire l'exposition des professionnels de santé et l'utilisation des équipements de protection individuelle (EPI). Les médecins urgentistes peuvent, par exemple, effectuer des visites virtuelles aux urgences.
- Surmonter les obstacles de la quarantaine. Les prestataires de santé qui doivent se mettre en quarantaine peuvent toujours s'occuper des patients grâce à des mesures virtuelles, ce qui signifie qu'ils ne sont pas complètement retirés des effectifs.
- Renforcer la capacité du nombre limité d’experts. La capacité des médecins des services de soins intensifs qui sont peu nombreux pourrait être augmentée en déployant des solutions e-ICU (unités virtuelles de soins intensifs) qui permettent aux spécialistes de se connecter à distance. Cette mesure pourrait multiplier par 50 ou 100 la portée d'un médecin des services de soins intensifs.
- Redéployer les spécialistes et les médecins généralistes. La santé virtuelle pourrait permettre aux médecins généralistes, aux spécialistes tels que les psychiatres et les gynécologues, et aux médecins appartenant à des groupes à risque de générer des revenus alors même que les patients restent à distance. Certaines consultations peuvent être effectuées par vidéoconférence et, grâce à des kits de dépistage à domicile ou des outils d'autodiagnostic, des tests de dépistage sont même possibles. Le Health Info Net (HIN) offre des services de vidéo-conférence sécurisés pour les médecins.12
- Stabilisation des infrastructures de soins non urgents. Les patients qui décident de rester chez eux alors qu’ils semblent souffrir d’une pathologie ne nécessitant pas une prise en charge d’urgence, peuvent quand même être traités, ce qui réduit le risque d'une affection potentiellement plus longue et de complications ultérieures.
- Accroître la capacité. La santé virtuelle rend possible la mise en œuvre de solutions d'hospitalisation à domicile qui permettent une sortie plus rapide des patients hospitalisés. Ces mesures peuvent créer de nouvelles capacités « à domicile » et libérer des places d'hospitalisation pour de nouveaux cas.
Aux États-Unis, les autorités de réglementation fédérales ont assoupli certaines restrictions concernant la santé virtuelle. Les services de télémédecine n'étaient auparavant ouverts qu’aux patients résidant dans les zones rurales ; ils s’adressent désormais à tous les membres de Medicare et sont plus variés. Par ailleurs, l'agence a renoncé à punir les violations de la loi HIPAA relative à la confidentialité des données médicales, ce qui permettra de réaliser des visites médicales virtuelles par l'intermédiaire de plateformes sociales médicales non conformes. L'assouplissement de ces réglementations est un facteur clé qui peut contribuer à accélérer l'adoption du système virtuel de soins de santé.13 En Suisse, la Fédération des médecins suisses (FMH) a déposé une requête visant à modifier temporairement la réglementation sur les remboursements pendant ces périodes exceptionnelles, mais elle attend toujours une réponse.14
Conclusion
Selon de nombreuses prévisions, la demande d'infrastructures et, plus important encore, de personnel médical formé devrait augmenter à cause de la COVID-19. Compte tenu de la diminution potentielle de la capacité des professionnels cliniciens, les systèmes de santé devraient étudier les avantages suivants liés au tri virtuel et aux capacités de la télémédecine :
- Création de nouvelles capacités. Des services tels que la téléconsultation, la visite à distance des unités virtuelles de soins intensifs et l'hospitalisation à domicile peuvent accroître les capacités du système de santé. Grâce à une unité virtuelle de soins intensifs, un médecin des services de soins intensifs pourrait par exemple superviser les soins de 50 à 100 patients.
- Protéger le personnel et gérer les approvisionnements. La santé virtuelle peut créer un certain degré de séparation entre les prestataires et les patients, ce qui réduit l'utilisation du stock déjà décroissant des EPI.
- Faire sortir les personnes en bonne santé d'un environnement à haut risque. Le renforcement des capacités de tri virtuel pourrait réduire la promiscuité dans les salles d'attente et diminuer ainsi le risque de contagion potentiel à l'hôpital, dans les cabinets médicaux ou même dans les centres de dépistage.
- Soutenir l’activité des médecins agréés. Grâce aux téléconsultations ou même à l'autodiagnostic, les médecins peuvent compenser une partie de la perte de revenus survenue en raison de la distanciation sociale. Les règlements relatifs au remboursement et à l'auto-dépistage devraient être modifiés (temporairement) pour plus de sécurité et de clarté.
Des soins de santé virtuels pourraient permettre de soulager le système de soins de santé surchargé, mais leur mise en œuvre pourrait s'avérer difficile. Les infrastructures et les capacités informatiques actuelles risquent de ne pas être suffisantes pour permettre le déploiement de ces mesures à très court terme. L’impossibilité d’utiliser certains services, plateformes, et outils d'autodiagnostic conformément à la loi limite les solutions. Par ailleurs, les incertitudes concernant le remboursement doivent être clarifiées avant que la santé virtuelle ne puisse avoir des répercussions importantes sur les capacités.
La Suisse a consenti des efforts importants pour augmenter ses capacités et communiquer de manière transparente les orientations mais, en fonction de la durée de la crise, ces mesures pourraient être insuffisantes. Il faudrait alors adopter de nouvelles méthodes afin de réduire la pression sur le système.
Remerciements :
Preethi Kannan & Jana Sailer
Auteurs:
Felix Matthews, MD, MBA - Managing Director, Deloitte US
Patricia Gee, MPH, MBA - Directrice, Deloitte Suisse
Urvi Shah, Senior Manager - Deloitte US
References
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2. Glaus, D. and Chappuis, P. (29.03.2020). Forscher ist vorsichtig optimistisch. SRF. Retrieved from https://www.srf.ch/news/schweiz/corona-faelle-in-der-schweiz-forscher-ist-vorsichtig-optimistisch
3. The Robert Koch Institute assumes a hospitalization rate with need for ventilation at 2-25%. This article assumes 5% of patients need to be treated in the ICU.Robert Koch Institut. (23.02.2020). SARS-CoV-2 Steckbrief zur Coronavirus-Krankheit-2019 (COVID-19). Retrieved from https://www.rki.de/DE/Content/InfAZ/N/Neuartiges_Coronavirus/Steckbrief.html
4. Federal Office of Public Health. (2020). Protect Yourself and Others. Retrieved from https://foph-coronavirus.ch/
5. Huber, S. (27.03.2020). Analysen von Swisscom unterstützen im Kampf gegen das Coronavirus. Retrieved from https://www.swisscom.ch/de/about/news/2020/03/27-swisscom-coronavirus.html
https://www.swissinfo.ch/eng/coronavirus_mobile-phone-data-show-swiss-are-keeping-their-distance-/45644704
6.Swissnoso (02.02.2020). COVID-19 Verdacht oder bestätigte Infektion bei Mitarbeitenden im Gesundheitswesen, welche Patienten in AKUTSPITÄLERN versorgen – ausserordentliche Lage und schwerwiegender Personalmangel Vers. 3.1. Retrieved from https://www.swissnoso.ch/forschung-entwicklung/aktuelle-ereignisse/
7. Colpi, B. (25.01.2020). Es geht um mehr als nachbarschaftliche Hilfe. SRF. Retrieved from https://www.srf.ch/news/schweiz/pflegepersonal-aus-frankreich-es-geht-um-mehr-als-nachbarschaftliche-hilfe
8. Carilion Clinic Waiting on 100 COVID-19 Test Results after 165 Patients Tested, WSLS 10, March 19, 2020
9. Weeks Ahead of When Coronavirus Will Peak In Colorado, Hospitals Are Already Seeing Shortages, Colorado Public Radio, March 18, 2020
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12. FMH. (March 30, 2020). Covid-19: Telemedizin – Eine Anleitung für Sprechstunden per Anruf oder Video. Aktuelle Informationen zum Coronavirus. FMH. Retrieved from https://www.fmh.ch/dienstleistungen/kommunikation/aktuelle-infos-coronavirus.cfm#i139164
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14. FMH. (April 1, 2020). Häufig gestellte Fragen rund um COVID-19. https://www.fmh.ch/files/pdf7/haeufig-gestellte-fragen-rund-um-covid-19-01.04.2020.pdf