Point de vue

La technologie peut-elle sauver l’entreprise ?

Séance de travail du Think Tank Confiance & Gouvernance du 30 mars

Le Think Tank « Confiance & Gouvernance » débute un nouveau cycle de travail consacré aux nouvelles frontières de l’entreprise. La technologie, facilitant les coalitions, invite à repenser ces frontières. Dans l’introduction de la séance de travail, Ariane Bucaille fondatrice du Think Tank Confiance & Gouvernance souligne combien « la technologie bouleverse notre rapport à l’entreprise, à son organisation et à ses frontières ». Etat des lieux avec nos invités référents de la technologie et de l’innovation.

La technologie opère une bascule

« En effectuant une opération de la cataracte il y a 150 ans, on perdait la vue. Soit parce qu’on craignait de se faire opérer ou bien parce qu’en se faisait opérer, on avait alors 4 chances sur 5 de perdre la vue. Aujourd’hui, l’opération a lieu en 15 minutes », explique Gérald Karsenti, Senior advisor de Qualium Investissement soulignant « les grands progrès technologiques effectués ». Ceux-ci incitent l’entreprise à se repenser. Pour Jean-Luc Brossard, directeur de programme PFA-Stellantis, « la technologie nous oblige à être beaucoup plus agile et à nous transformer ».

Effectivement, Florence Verzelen, Directrice générale adjointe de Dassault Systèmes considère que la technologie rend possible des développements d’une entreprise « avec des personnes qui étaient étrangères à cette même entreprise grâce aux jumeaux numériques créés par Dassault Systèmes en 1989 ». Il s’agit de « la représentation virtuelle d’un objet qui peut être un ordinateur, une ville ou encore une voiture. Elle peut accélérer, jusqu’à 75%, le temps d’innovation de produits complexes. Cela change totalement les frontières de l’entreprise qui communique différemment avec tous ses stakeholders. Sur notre plateforme, nous travaillons sur un prototype de la prochaine voiture de Stellantis. D’autres sous-traitants peuvent travailler sur d’autres fonctionnalités sur le même jumeau numérique dans une même instance où on protège l’IP et on est en capacité, ensuite, de calculer la part d’IP sur une voiture. On peut faire la même chose sur un traitement thérapeutique. Cela consiste à avoir un modèle avec une connexion sécurisée et qui permet de visualiser et de travailler sur une même entité en gardant confidentiel son acquis. ».

« La technologie permet d’inventer de nouveaux modèles d’entreprise. On a éclaté les frontières physiques. Avant, on matérialisait une entreprise par son existence physique comme ses bâtiments. Après l’éclatement de ces frontières, vient celui de l’écosystème. Il va falloir gérer une population indépendante, qui travaillera à son propre compte et qui a des partenaires. Cela change beaucoup de choses dans la façon de faire du management et de piloter les équipes », relève Gérald Karsenti.

Florence Verzelen évoque ainsi « la transformation des métiers qui va avec la technologie. Il est important de donner ces capacités-là. Aussi, les avions de combat, particuilièrement important en Ukraine, sont, en temps normal, disponibles 30% du temps. Il s’agit d’un système très complexe avec des pièces détachées complexes qui ne sont pas nécessairement disponibles sur des théâtres de guerre. Grâce au jumeau virtuel de certains d’entre eux, certaines armées sont capables d’augmenter leur disponibilité de 30% à 80%. En effet, parce que le jumeau numérique a toutes les données du fighter en opération, on est capable de faire de la maintenance prédictive et de de leur maintien en condition opérationelle en tout contexte ».

Elle tient à mettre en avant la question de « la digitalisation des ETI : c’est un problème français. Quand on compare, en effet, la digitalisation des ETI allemandes, italiennes aux ETI françaises, elles sont en retard ». Effectivement, Gérald Karsenti note qu’« il y a urgence. On parle souvent des grandes entreprises. Le Covid-19 a révélé que le tissu des PME, PMI et ETI était bien plus fragilisé par le manque de digitalisation. Le rattrapage est considérable. Il faut des investissements dans la technologie. On se concentre sur la négociation et sur la technologie elle-même. Or le plus important est la façon dont on va déployer le projet. Le capital humain est fondamental et vital. Le défi des entreprises est de recruter et de garder les talents. Quand il y a des échecs, c’est rarement à cause de la technologie. La différence se fait sur la façon dont on met en œuvre le projet pour que tout le monde se l’approprie ».

En outre, la question de la technologie se joue à l’échelle de l’Europe. « 9 voitures sur 10, 8 avions 10 et 1 médicament sur 2 sont réalisés avec nos logiciels aujourd’hui. Il y a une révolution autour de la data. Le règlement européen est en train d’être voté. L’interdiction de donner les données aux GAFAM permettra le développement d’offres d’entreprises autour de la data en Europe. Sur le spatial, certes, nous n’avons pas la puissance de feu de la NASA, pourtant, en Europe, il y a 5 ans une start-up du spatial naissait tous les 2 ans. L’an dernier, on avait 300 startups spatiales en Europe qui ont été, notamment financées par l’ESA, le CNES et d’autres entreprises qui ont externalisé des projets pour créer des écosystèmes. Ce qui se passe en Europe aujourd’hui est très intéressant », considère Florence Verzelen.

 

La technologie comme levier

« Grâce à la technologie, l’entreprise s’étend. Chez Dassault Systèmes, nous travaillons sur le jumeau numérique et en particulier dans le cloud. Cela permet à l’entreprise de s’étendre de façon quasi infinie. Si vous avez un jumeau numérique, vous pouvez trouver des substitutions quand il manque un composant. Vous pouvez, grâce à lui, savoir quels sont les composants essentiels », décrypte Florence Verzelen.

« De plus en plus, la R&D prend appui sur la donnée. Elle se trouve au cœur du jumeau numérique. Cela pose la question de l’accessibilité de la donnée. Vous voulez vos données dans des endroit sécurisés et donc du cloud. Or, 80% de nos données sont hébergées dans des clouds non européens. Il s’agit de s’interroger : quelles sont les données dont vous ne voulez pas ou vous ne pouvez pas vous permettre qu’elles soient accessibles ? Quelles sont les données que vous devez absolument protéger sur des clouds souverains ? », note-t-elle.

La portée du jumeau numérique est considérable. Aussi, lorsque des projets sont annoncés, « cela ne plait pas toujours aux riverains qui pourraient se plaindre d’externalités négatives. Dans le nord du Brésil, un des gouverneurs ne voulait pas d’ouverture d’une mine, on a alors fait le jumeau virtuel de la mine pour aller expliquer à la communauté locale ce qu’allaient être les impacts positifs et négatifs de la mine et comment cela interagir sur l’écosystème local. Cela permet de meilleures communication et insertion dans un écosystème », relate Florence Verzelen évoquant l’impact du jumeau numérique dans la santé. « Nous avons un projet de cœur virtuel avec le Boston Chirurgical Hospital. L’opération sur un cœur d’enfant, qui a un problème cardiaque, est particulièrement compliquée car son cœur continue à grandir. Il s’agit de simuler cette opération dans un monde virtuel puis la croissance du cœur de l’enfant. Cela permet de se rendre compte quelle est l’opération qui est possible pour l’enfant afin qu’il ne soit pas de nouveau opéré plus tard.

Les jumeaux numériques ont un usage industriel pour de la création, de l’innovation et des opérations d’assets physiques. Ce n’est pas la même chose que le metavers de jeux vidéo qui sont, eux, des univers purement virtuels. D’ailleurs, le metavers est un buzzword, pas très bien défini en tant que tel. Nous avons toujours relié le jumeau numérique à un univers physique.

Les univers virtuels sont partout. Il y a des progrès impressionnants faits dans le monde virtuel et les multivers. Tout l’enjeu consiste à connecter un multivers avec le monde réel pour que les multivers améliorent le monde réel et ne substituent pas à lui. Les metavers peuvent avoir des usages massifs en termes de marketing, formation ou d’innovation ».

 

L’importance du collectif

« On est dans une démarche de globalisation. Les ressources et les cerveaux y sont confrontés comme partout. En effet, face à des défis d’une grande complexité, la globalisation est fondamentale. C’est à nous d’être attractifs. La mutation de nos effectifs va de plus en plus vite. Il faut être agile, moins centrés, s’adapter et recruter des personnes issues des start-ups », propose Jean-Luc Brossard.

« Le partage de la valeur est clé », explique Ariane Bucaille. « Quand il y a une transition très forte, on est obligé de repenser complétement la chaine de valeur. On intervient beaucoup plus en amont ou en aval de nos activités primaires. Une nouvelle technologie impose aux fournisseurs des mobilités de demain de penser global, par exemple pour le déploiement de véhicules électriques, à ce qui va se passer dans les mines, les usines de raffinage de matières premières, dans les transports mais aussi à ce qui a attrait à la fabrication de cellules de batteries et au final pour les usages à l’acceptabilité des clients. Celle-ci est fondamentale. Il faut former et accompagner les évolutions des métiers. Il faut garder une maitrise de nos activités. Il est important de bouger les frontières de nos activités et d’aller chercher des chaines de valeur nouvelles », relate Jean-Luc Brossard.

Dans l’écosystème, le conseil d’administration a lui aussi sa part à jouer. Florence Verzelen témoigne : « ce qu’on attend de la gouvernance non exécutive, c’est de nous pousser dans notre vision et nous challenger quand on lance des projets écosystémiques. Nous avons des enjeux de transitions climatiques par écosystème. On veut travailler en écosystème étendu et être client-centric. On veut que nos boards apportent un avis éclairé et nous challengent pour savoir si ce sont des projets prioritaires ». Jean-Luc Brossard le confirme : « on attend d’un board de challenger la stratégie et les moyens pour arriver aux résultats. On n’est plus dans des silos mais dans des écosystèmes ». Gérald Karsenti partage son point de vue de président de conseil d’administration et d’administrateur : « en tant que board member, on a un regard extérieur et un rôle de conseil. Le conseil d’administration est construit de telle sorte que les compétences viennent de partout. Pour un dirigeant, c’est très précieux. Il génère de la réflexion ».

« Les transitions sont très fortes : énergétiques et environnementales, numériques et digitales et enfin sociétales. Il faut intégrer ces ensembles. On ne peut les intégrer qu’en résonnant en écosystème. Il s’agit d’un écosystème externe aussi à l’entreprise. Pensons à l’ensemble de la chaine de valeur et repositionnons nos actions sur la chaine de valeur. On ne fait plus, comme je faisais quand je commençais, un produit automobile. On fait maintenant une offre au sens large, énergétiquement décarbonée », explique Jean-Luc Brossard. Aussi, Gérald Karsenti évoque Michael Porter et le concept de « ‘shared value’ dans un écosystème. Les entreprises chercheront à optimiser leurs chaines de valeur. Seuls, on ne peut pas y arriver. Nous sommes dépendants de l’écosystème. Pour Michael Porter, il faut des conglomérats de centres de recherche, d’écoles et d’industriels qui s’associent pour repenser les systèmes. Une fois que la valeur est dégagée ; il faut la redistribuer. On peut en réinvestir une partie dans la région. Pour attirer des talents, il faut une région agréable, avec des hôpitaux et des écoles.

Cela crée un lien entre recherche, optimisation de valeur grâce à la technologie et en même temps, la valeur sociétale et l’impact technologique ». Ancien dirigeant d'IBM, Gérald Karsenti se souvient des conseils de Lou Gerstner, alors président du groupe : « l’écoute et la culture ». « Je dis à mes commerciaux de se mettre en mode écoute ». Pour la culture, il explique que « la technologie doit être utilisée pour aboutir à quelque chose et servir une cause propre à l’entreprise ou à la société. Or, si on ne fait pas attention, la technologie peut venir broyer la culture de l’entreprise. La culture n’est pas technologique. La culture est au-dessus de tout : elle est propre à l’entreprise. Il faut se garder de croire que la technologie va tout résoudre ». Jean-Luc Brossard relève ainsi que « si l’accélération est très importante, le problème est de bien la comprendre ». Il se dit optimiste parce que « l’homme a toujours trouvé, par l’innovation, des solutions au bien de sa société ».

« Les entreprises vont devoir se réinventer. Les jeunes générations ne veulent plus du modèle dans lequel nous étions. Ils veulent travailler et ont de l’ambition. Cela oblige les entreprises à redonner du sens à ce que nous faisons. Nous devons attirer dans un projet d’entreprise : recrutement et garder les talents. La solution réside dans le pouvoir politique. Il va falloir segmenter les enjeux sociétaux et humains de l’enjeu économique », considère Gérald Karsenti. A la question « la technologie peut-elle sauver le monde ? », il répond : « c’est d’abord un problème politique et humain ».