Point de vue
Pilotage de la transition : comment les banques peuvent naviguer dans la complexité des données environnementales et climatiques ?
Article corédigé par Mohamed Benlaribi et Bérengère Pluchart
Les enjeux liés à la finance durable ont aujourd’hui pénétré tous les aspects des activités bancaires. Bien qu’il y ait de nombreuses obligations règlementaires pour les banques, notamment avec la Taxonomie européenne, la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) ou les exercices de Stress Test Climatique, il s’agit surtout d’enjeux de pilotage du Produit Net Bancaire (PNB) et des Risques ainsi que de définition de stratégies de réduction des émissions carbone associées aux prêts (dites Stratégie Net Zéro). L’intégration des données environnementales et climatiques devient alors une nécessité stratégique pour les banques qui sont toutefois confrontées à des défis complexes, allant de la multiplicité des sources de données à leur qualité souvent hétérogène. A travers cet article, nous proposons de partager quelques enseignements issus de nos missions ainsi que nos convictions.
Face à l'importance croissante de la prise en compte des enjeux environnementaux pour le pilotage et la prise de décision, les institutions financières doivent être capables de collecter, d’agréger et d’exploiter de manière fiable les données environnementales associées à leurs contreparties (i.e. des entreprises de toute taille) et aux objets financés (i.e. acquisition d’un logement ou d’un véhicule), au même titre que les données financières traditionnelles.
De la collecte au traitement de ces données, les banques sont confrontées à une série de problématiques : existence de la donnée, multiplicité des sources, granularité variable de l’information, incohérence des définitions, manque de fiabilité de la donnée, fréquence de mise à jour variable et nombreuses approximations. Une progression dans la complétude et la qualité est toutefois constatée chaque année.
Ainsi, il apparait nécessaire et possible pour les banques de structurer un dispositif de données environnementales permettant d’en assurer la qualité, la traçabilité et la cohérence, pour en tirer toute la valeur ajoutée.
Une nécessité de structure pour pallier l’hétérogénéité des approches
Du fait de leur prise en compte progressive, les données environnementales ont souvent fait l’objet d’un traitement au cas par cas par différents départements, chacun utilisant ses propres moyens et employant ses propres méthodologies pour répondre à ses propres besoins. Comme le tableau ci-dessous le montre, en fonction du type de contrepartie ou du type de financement, les niveaux de disponibilité et de qualité de la donnée sont très hétérogènes.
Figure 1 - Exemples de données environnementales à collecter selon l'opération de financement
Le dispositif de données environnementales à mettre en place au sein de la banque doit donc être à la fois structuré dans sa conception pour permettre la collecte à partir de sources multiples (fournisseurs de données, bases publiques, contreparties elles-mêmes, proxy, etc.) mais aussi inclure des modules de retraitement et de mise en qualité souples, pour in fine assurer une diffusion des données à différents acteurs ayant des besoins très variés.
Différents usages pour différents besoins
Dans ce contexte de multiplicité des informations, l’approche à adopter pour la collecte de données va essentiellement dépendre de la nature de la contrepartie financée et de la connaissance, ou non, de l’objet de financement. C’est l’articulation entre ces différentes dimensions qui va permettre d’avoir la vision la plus précise possible de l’impact environnemental des financements octroyés par l’établissement bancaire.
On distinguera en effet (i) les entreprises auxquelles un financement a été octroyé sans information sur l’utilisation qui en sera faite, (ii) les entreprises qui requièrent un financement pour un projet ou une activité spécifique et enfin (iii) les particuliers qui font appel à la banque pour financer un actif précis.
Dans le cas (i), l’analyse du financement sous l’angle environnemental ne pourra se faire qu’à partir des informations disponibles sur la contrepartie et ses activités dans leur ensemble. Elles viendront enrichir les autres données qui la caractérisent (notamment financières) et qui sont déjà recensées par la banque pour d’autres études de type conformité ou crédit. Pour les cas (ii) et (iii) en revanche, il sera nécessaire de mener une analyse plus précise du projet ou de l’actif faisant l’objet du contrat de financement avec toutefois l’ambition d’automatisation.
Les données ainsi collectées et les analyses associées feront l’objet de multiples usages (notation ESG, cartographie des risques, etc.) et seront intégrées dans de très nombreux reportings (rapport annuel, pilotage des engagements, etc.) aussi bien internes qu’à destination des parties prenantes (investisseurs, superviseurs, clients, etc.).
1. Les données environnementales relatives à la contrepartie
Le référentiel tiers, permettant de centraliser les informations caractéristiques des clients, est un élément clé du système d’information de la banque. Aujourd’hui, ce référentiel recense notamment des données de type code LEI, secteur d’activité de la contrepartie, groupe de rattachement de la contrepartie le cas échéant, ainsi que des données financières comme le chiffre d’affaires ou le total bilan. A terme, ce référentiel devrait donc intégrer de nouvelles données comme le volume d’émissions de gaz à effet de serre (GES) pour chacun des scopes ou l’ensemble des ratios Taxonomie calculés par la contrepartie selon la granularité nécessaire au reporting.
Dans le cadre de nos travaux, nous avons constaté la difficulté de rattacher les données d’émissions de GES d’une contrepartie à partir de ce référentiel tiers qui, en général, utilise un identifiant interne affecté à la contrepartie, sans forcément d’autres clés d’identification comme l’ISIN ou le LEI. Par ailleurs, les données n’étant pas toujours disponibles au même niveau de consolidation que celui de la contrepartie elle-même, des incohérences dans les calculs peuvent être générées par des données reportées à des niveaux de consolidation différents. A titre d’exemple, alors que le chiffre d’affaires de la contrepartie est renseigné au niveau de consolidation de l’entité légale dans le référentiel tiers, les données d’émissions de GES ne sont quant à elles souvent disponibles qu’au niveau du Groupe de consolidation, ce qui ne permet pas le calcul d’une intensité carbone pertinente pour la contrepartie du fait de l’hétérogénéité des périmètres couverts.
Afin d’assurer une automatisation du processus de collecte, les établissements privilégient le recours à un (ou plusieurs) fournisseur(s) de données externes pour les informations publiques. La sélection du fournisseur doit alors s’appuyer sur une série de critères incluant notamment : le taux de couverture, la cohérence entre la définition de la donnée et le besoin, l’exhaustivité et l’exactitude des données.
La capacité à obtenir de la donnée est fortement dépendante de la nature de la contrepartie. Alors que les fournisseurs de données disposent généralement de données pour les grandes entreprises qui sont assujetties à de multiples obligations de publication et facilitent l’accès à leurs données pour plus de transparence, ils ne couvrent que très rarement les Petites et Moyennes Entreprises (PME) et jamais les Très Petites Entreprises (TPE).
Pour les PME, la banque met généralement en place, ou enrichit le cas échéant, un questionnaire d’entrée en relation couvrant les thématiques environnementales afin de collecter l’information avec toutefois un impact sur le temps qu’y consacrent le conseiller client et les équipes commerciales (à la fois en termes de complétion du questionnaire et en formation à ces nouveaux besoins). Ce processus fonctionne bien avec de nouveaux clients, en revanche, pour les clients existants, la mise à jour des données est beaucoup plus chronophage, s’étalant parfois sur plusieurs mois.
Enfin, dans le cas où la donnée publique n’est pas collectée par le fournisseur, celui-ci peut éventuellement proposer l’accès à des données estimées, à partir d’une méthodologie qui lui est propre, et couvrant différentes natures de contreparties. Avant d’avoir recours à ces données, l’établissement doit veiller à comprendre au mieux la méthodologie mise en œuvre pour les déterminer. En effet, l’établissement demeure in fine responsable de la donnée qu’il utilise pour produire ses propres informations.
A noter toutefois que certains reportings (comme le reporting obligatoire Taxonomie) n’autorisent pas le recours à de la donnée estimée mais uniquement à de la donnée réelle. Dans ce cas, et en cas d’indisponibilité de la donnée réelle dans les bases du fournisseur, l’établissement peut choisir de collecter manuellement l’information par ses propres moyens (bases publiques, analyse des documents officiels mis en ligne par la contrepartie, etc.) dans le but d’améliorer la couverture de son portefeuille.
2. Les données ESG relatives au contrat de financement
Pour permettre l’évaluation sous le prisme environnemental d’un financement de projet ou d’un prêt à un particulier, c’est la base de données recensant l’ensemble des informations sur le contrat qui pourrait cette fois être enrichie de données ESG. Il est essentiel de s’assurer que l’ensemble des données renseignées relatives au sous-jacent du financement est bien conforme et adapté au besoin pour permettre une analyse la plus qualitative possible.
Le cas particulier de contrats de financements à sous-jacents multiples (i.e. un contrat couvrant l’acquisition de plusieurs biens immobiliers, ou d’un bien immobilier et des travaux de réfection), de même nature ou non, est en revanche bien plus complexe à appréhender d’un point de vue ESG et à l’appui des outils existants. En effet, pour répondre aux besoins de l’analyse environnementale, il est nécessaire de disposer d’une vision détaillée de l’ensemble des actifs financés et de leurs caractéristiques propres, ce qui n’est actuellement pas mis en place et nécessite une refonte plus profonde de l’architecture des systèmes de l’établissement, qui pourrait être envisagée à plus long terme.
Pour ces opérations de financement de projet à une entreprise ou de prêt à un particulier, il est nécessaire de collecter de l’information spécifique à l’objet de financement et qui ne sera donc, par défaut, pas disponible dans des bases tous publics. C’est alors que l’établissement se voit obligé de mettre en place un tout autre processus de collecte, s’appuyant sur ses propres chargés d’affaires ou senior bankers, pour récupérer la donnée directement auprès du client.
Dans le cas de financements de projets, l’analyse Taxonomie nécessitant le recours à un volume d’informations très important, dépendant de l’activité et parfois difficilement exploitable pour une banque, cette dernière peut choisir de faire appel à un tiers certificateur (OTI – organisme tiers indépendants) qui réalisera lui-même l’analyse détaillée et fournira directement à la banque les pourcentages d’éligibilité et d’alignement qu’elle pourra ensuite exploiter.
Comme déjà mentionné précédemment, certains reporting autorisent uniquement l’utilisation de données réelles, en particulier le reporting Taxonomie. Pour le reporting volontaire Taxonomie ou pour d’autres analyses, en l’absence de précision contraire, il demeure néanmoins possible pour l’établissement de définir des méthodologies d’estimation de la donnée.
Figure 2- Illustration du processus d'intégration des données environnementales
Le suivi de la qualité et la gestion des données environnementales
Même si la quantité globale de données environnementales disponibles semble en augmentation, il subsiste de véritables zones d’ombre sur certains sujets (comme les données d’émissions de GES de scope 3 ou encore l’ensemble des données relatives aux PME), avec une qualité très variable d’un domaine à l’autre. En l’absence de données qualitatives, fiables et unifiées, les informations ou engagements de durabilité publiés par la banque ainsi que sa stratégie peuvent manquer de crédibilité aux yeux des régulateurs, des clients et des investisseurs.
Une gestion efficace des données environnementales ne se limite pas à la collecte d’informations mais consiste en un processus stratégique qui implique la définition, l’analyse et l’utilisation de données.
Pour s’assurer qu’elles disposent d’une base suffisamment complète de données et que ces dernières répondent à l’usage prévu, les banques doivent d’abord apprendre à gérer les dimensions de disponibilité, de pertinence et de qualité des données environnementales et climatiques en validant les critères d’exhaustivité, de conformité, de cohérence, d’exactitude et d'intégrité que ces dernières doivent respecter.
On pourra par exemple envisager la mise en place d’indicateurs de qualité visant à suivre le taux de couverture des expositions par de la donnée, la fraicheur des données disponibles, la variation de valeur de la donnée entre deux collectes ou encore le taux de proxy mis en place.
Par ailleurs, pour assurer la fluidité du processus et la qualité des données en sortie, celui-ci devra faire l’objet d’un cadre de gouvernance adapté spécifiant les rôles et responsabilités des différents acteurs amenés à intervenir sur la chaîne de données. Ce point demeure néanmoins un véritable point de difficulté pour les établissements à l’heure actuelle compte tenu de la multiplicité des acteurs, notamment dans le cas de mise en place de méthodologies d’estimations.
Pour conclure
L’intégration des données environnementales représente un virage inévitable pour le secteur bancaire, appelé à jouer un rôle de premier plan dans la transition vers une économie plus durable. La fragmentation des pratiques actuelles en matière de gestion de ces données souligne l'urgence d'établir un dispositif structuré dans sa conception et souple dans son exécution pour prendre en compte des données très hétérogènes qui ont de plus vocation à évoluer dans leur nature, leur granularité et leur qualité. L'intégration de ces données devient ainsi un enjeu stratégique crucial et constitue un vrai défi pour les Directions des Systèmes d’Information (DSI) et les praticiens, nécessitant de faire preuve de créativité.