Point de vue

La tokenisation au service de la décarbonisation


La mesure, le contrôle et la réduction des émissions carbone font partie intégrante de la stratégie carbone net zéro, stratégie visant à atteindre la neutralité des émissions de gaz à effet de serre à horizon 2050.

Pour atteindre cet objectif, les entreprises vont devoir miser sur deux leviers. Le premier, vise à réduire l’impact carbone de leur activité et le deuxième vise à compenser le « surplus » carbone restant.

L’Union Européenne a ainsi mis en place depuis 2005 un marché des émissions carbone également nommé « systèmes d’échange de quotas d’émissions ou système de permis d’émissions négociables (Emissions Trading Schemes – ETS) » visant à faciliter l’atteinte pour tout ou partie des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre (GES).

Ce marché présente néanmoins des limites, notamment par son caractère spéculatif. C’est la raison pour laquelle certains acteurs choisissent de s’adosser à la blockchain (technologie de stockage et de transmission d'informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle1) pour regagner la confiance du marché sur l’échange des quotas d’émissions.

 

Cet article vise à ainsi présenter les problématiques rencontrées sur le marché des émissions carbone et à exposer en quoi la blockchain, par ses caractéristiques propres, que sont la transparence et la désintermédiation des échanges peut ainsi contribuer à la décarbonisation.

Si l’un des prochains challenges de la blockchain sera de de fonctionner en respectant les critères de sobriété, nous souhaitions ici nous intéresser spécifiquement aux bénéfices qu’elle apporte et exposer les différentes solutions du marché qui s’appuient sur cette technologie pour répondre aux enjeux de décarbonisation.
 

La décarbonisation, sujet clé pour préserver l’environnement

Les Gaz à effet de serre (GES) sont les premiers responsables du changement climatique, responsables directs de la hausse des températures dont le dernier rapport du GIEC fixe la limite à +1,5C° d’ici 2030. Pour atteindre cet objectif, il faudrait alors limiter à 500 milliards de tonnes nos émissions de GES soit l’équivalent de 8 années d’émissions actuelles, ce qui nécessitera une baisse de 27 % d’ici 2030 et 63 % d’ici 2050.

La solution tient donc en un mot : la décarbonisation de notre environnement.

La décarbonisation (aussi appelée « décarbonation ») désigne les mesures ou techniques permettant de limiter l’empreinte carbone d’un individu, d’une entreprise, d’un secteur d’activité, d’un pays ou d’une économie.

Les principales mesures mises en place consistent à substituer les énergies hydrocarbures par des sources d’énergie n’entraînant pas de gaz à effet de serre (par exemple, les énergies renouvelables comme le solaire, l’éolien, la géothermie, la biomasse, etc.). La décarbonisation peut également passer par l’amélioration de l’efficacité énergétique (principalement connue dans le secteur du bâtiment, et également possible dans d’autres secteurs avec le développement et la mise en place de pratiques de sobriété énergétique). Dans cette même optique, d’autres pratiques voient le jour et se déploient peu à peu. Par exemple, le procédé de capture du CO2, encore peu utilisé, permet de piéger les molécules de CO2 pour éviter qu’elles ne soient libérées dans l’air.

Au-delà de la limitation des émissions carbone, de nouvelles solutions se tournent aujourd’hui vers ce que l’on pourrait appeler la « suppression carbone », qui consiste à retirer de l’atmosphère des tonnes de CO2 déjà émises (notamment car beaucoup d’industries ne peuvent aujourd’hui fonctionner sans émettre de GES et que les émissions passées subsistent dans l’atmosphère durant des années).

 

Dans une optique de réguler les émissions carbones, le concept de « compensation carbone » a été introduit : l’objectif est d’octroyer à un Etat ou une entreprise par exemple, un quota d’émissions carbone qu’elle peut utiliser, en fonction de son domaine d’activité. Cela a donné naissance au marché des émissions carbone, dans lequel les acteurs peuvent échanger des « quotas » / « droits à polluer » : par exemple, une entreprise n’ayant pas utilisé l’entièreté de son quota d’émission peut en revendre une partie sur ce marché à un autre acteur en besoin d’émissions. Comme tout marché, celui des émissions carbone est devenu spéculatif et ne répond plus entièrement à l’objectif premier de contribuer à la réduction des émissions carbone.

 

Les problématiques rencontrées sur le marché des émissions de carbone

Une des problématiques majeures rencontrées sur le marché des émissions de carbone est liée au double comptage. A la base, le double-comptage est une notion de comptabilité élémentaire, par la suite employée sur le plan climatique. C’est une mise en garde afin de s’assurer que le calcul et l’imputation des émissions, réductions et séquestrations de GES soient justes et balancées. Le problème du double comptage peut se manifester de plusieurs façons, soit en calculant deux fois la même émission de GES, soit en vendant plusieurs fois la même réduction de GES qui aurait été quantifiée et vérifiée préalablement ou alors en réclamant deux fois et plus, par des entités différentes, la même réduction ou la même émission de GES qui aurait été quantifiée.

On distingue le double comptage international du double comptage volontaire. Le double comptage international est en lien avec les objectifs de réduction d’émissions de carbone par pays qui provoque l’achat/la vente de crédits carbone entre les pays mais qui dans les faits, ne réduit pas les émissions de carbone. Tandis que le double comptage volontaire consiste en l’achat/la vente de crédits carbone entre différentes parties (développeur, courtier, utilisateur final) et implique dans la majorité des cas, que l’utilisateur final ayant acheté en dernier lieu le crédit carbone, décide de le retirer de la circulation (dans le but de le détenir en tant qu’actif) ce qui fait qu’il ne sera plus disponible à la vente.

Avec la vente incessante de crédits carbone, la même tonne de CO2 est échangée plusieurs fois. Les rapports d'analystes de marché comme Forest Trends relèvent un volume d’échange carbone de 98 millions de tonnes (295 millions de dollars en valeur). En réalité, ce qui est compté ici est la quantité d’échanges, mais pas la quantité de carbone réellement compensée. Celle-ci est en réalité bien moindre…

 

La blockchain comme solution pour la transparence dans la monétisation des émissions carbone

La blockchain apparaît alors comme une solution sécurisée permettant de résoudre les biais actuellement rencontrés sur les marchés classiques d’émissions carbone, notamment lié au double comptage, et fiabiliser les déclarations des entreprises concernant leurs suppressions d’émissions carbone. En effet, l’utilisation de la blockchain résout les problématiques rencontrées sur les marchés classiques des émissions carbone (corruption, fraude, double-comptage des réductions de CO2).

Les tonnes de CO2 sont tokenisées puis émises sur un marché dédié régi par la blockchain. Les avantages sont doubles :

-En premier lieu, les échanges se font en direct et sans intermédiaire, ce qui évite l’échange « sans fin » des crédits carbone sur le marché, et permet ainsi une rémunération plus forte des acheteurs et au « juste prix » ;

-Ensuite, suivant le principe même de transparence de la blockchain, toutes les transactions/informations sont enregistrées, ouvertes et accessibles (et notamment les données sur le retrait et le lieu de retrait des « tonnes de carbone »). Cela rend impossible la revente des tonnes de carbone éliminées, permet d’authentifier la réduction du carbone et facilite la vérification et la comptabilisation des tonnes réelles éliminées et leur comptabilisation.

Ainsi, le fonctionnement sur la blockchain permet de faire bénéficier ce type de marché des avantages de la blockchain : transparence, traçabilité, sécurité, et de faire de l’élimination du carbone dans l’atmosphère une réelle opportunité d’investissement. 

 

Plusieurs acteurs font le choix de la blockchain pour sécuriser leur solution de décarbonisation

Plusieurs initiatives ont recours à la blockchain et la mise en place de jetons (« token ») pour proposer une monétisation des actions en faveur de l’environnement (réductions d’émissions de GES, recyclage, etc.). Nous vous livrons quelques exemples d’acteurs proposant ce type de produits :  

La méthodologie NORI consiste à capter et enfouir du CO2 dans des sols agricoles en échange d’une rémunération. Les agriculteurs souhaitant réaliser ce procédé doivent adopter des pratiques qui permettent l’extraction de CO2 de l’air et le captage de celui-ci dans le sol.

Selon la quantité de CO2 enfouie sur les parcelles de l’agriculteur, NORI lui délivre des Nori Carbon Removal Tonnes (NRTs) (des certificats) qu’il peut vendre sur le marché dédié (selon le prix de marché). Grâce à la vente de ces NRT, l’agriculteur reçoit des NORI Tokens (des « jetons ») qu’il peut ensuite échanger contre du cash, représentant ainsi sa rémunération pour avoir contribué à la suppression de carbone dans l’air. En parallèle, NORI se rémunère sur base d’une commission payée par les acheteurs.

Chaque crédit acheté doit être retiré immédiatement, dans le pays indiqué par l’acheteur, ce qui évite le double comptage et une rémunération plus forte des acheteurs et au « juste prix ». Les informations sont accessibles et transparentes, le retrait et le lieu de retrait étant enregistrés directement sur la blockchain.

CARBONEUTRE commercialise des crédits carbone issus de la plantation en France et en Italie de bambou géant et offre ainsi aux grands groupes une solution locale de compensation volontaire pour les aider à atteindre la neutralité carbone.

Les crédits carbone CARBONEUTRE sont issus d’un protocole certifié ISO 14064 (norme internationale dédiée GES) et, ont été avalisés par le ministère de l’industrie et de la transition énergétique. Ils se distinguent par l’économie circulaire générée et les bénéfices environnementaux engendrés :

  • Éco-puits de carbone (le bambou est jusqu’à 35 fois plus performants que les forêts de feuillus)
  • Biosource d’énergie renouvelable (biomasse, biochar et matériaux durables d’éco-conception dans le bâtiment)
  • Protection de la biodiversité (bio fertilisation et dépollution des sols) et barrières coupe-feu naturelles

Le processus de certification de sequestration carbone s’appuie sur une étape de calcul de la quantité de Co2 sequestré dans les bambouseraies qui est d’abord contrôlé et authentifié par l’organisme international RINA puis enregistré dans un tiers de confiance sous forme de Token NFT sur la blockchain verte « Algorand ».

Cette démarche de certification sous forme de Token permet d’assurer l’unicité afin d’éviter la double comptabilité, la traçabilité du projet environnemental et garantit que la quantité de Co2 vendue corresponde à la quantité de Co2 séquestrée.

PLASTIKS dispose d’un réseau et suit des projets de collecte de plastique dans le monde entier et vérifie que le plastique collecté dans le cadre de ces projets soit effectivement acheminé vers du recyclage.

Une fois vérifiée, la collecte de plastique permet à l’acteur à l’origine de la collecte d’obtenir un certificat de collecte de plastique, dont la valeur dépend du volume de plastique collecté (et éventuellement du type de plastique). Les entreprises peuvent ensuite fusionner ces certificats avec leurs propres NFT, pour apporter encore plus de valeur à leurs clients, sur base d’actions en faveur de l’environnement.

L’ensemble de la donnée est stocké dans la blockchain, garantissant la transparence et l’accès à cette information à toute personne et à tout moment.

Le « climatecoin » est une initiative européenne ayant pour objectif de lutter contre le changement climatique : il se présente sous la forme d’un token dont l’usage s’assimile à celui de l’euro ordinaire, mais dédié aux dépenses pour des projets d’énergies renouvelables. Un climatecoin vaut un euro.

La création du climatecoin est un processus découpé en trois étapes : tout d’abord, les données contenues dans les certificats des registres officiels de crédits carbone sont numérisées en jetons non-fongibles (NFTs). Ces NFTs, préalablement vérifiés par la méthodologie D-MRV (Digital Measurement, Reporting and Verification), sont automatiquement tokénisés. Par la suite, les NFTs sont bloqués dans un pool selon la catégorie à laquelle ils appartiennent (pool d’atténuation et de réduction de carbone, pool d’élimination de carbone ou pool d’énergies renouvelables) et les climatecoins pourront être émis.

Une partie structurante de l’écosystème Climatecoin est le fait qu’ils attribuent un pourcentage des transactions financières aux porteurs de projets de développement durable.

SolarCoin est une monnaie numérique alternative ayant pour objectif d’inciter à produire de l’électricité à partir d’énergie solaire.
L’objectif est de rémunérer les producteurs d’énergie solaire : ceux-ci font enregistrer leur installation de production d’énergie solaire sur le système de surveillance qui envoie un état des lieux de la production à la Fondation SolarCoin. SolarCoin, en retour, envoie des SolarCoin au producteur (1 SolarCoin = 1 MWh de production vérifiée). Comme toute cryptomonnaie, les SolarCoin peuvent ensuite être échangés ou vendus sur les marchés de cryptomonnaie ou bien être dépensés dans les entreprises les acceptant.

Les exemples cités ci-dessus attestent que la monétisation d’actions en faveur de la décarbonisation à travers la tokenisation présentent un intérêt certain rendant ainsi les transactions plus transparentes, directes et sécurisées.

Le mot de la fin

Comme évoqué, le marché des émissions carbone fait face à plusieurs écueils, notamment celui d’être fortement spéculatif ne répondant plus totalement à son objectif de réduction des émissions carbone.  Pour répondre à l’urgence de décarbonisation, la blockchain est aujourd’hui la solution envisagée par plusieurs acteurs pour garantir la transparence, la sécurité et la traçabilité des investissements sur un marché en plein essors. Le recours à la blockchain est alors un choix fort pour ces acteurs, la blockchain étant souvent décrite comme ultra-énergivore, elle n’en n’est pas moins une technologie permettant in fine de développer des solutions de décarbonisation.

La question se pose alors : si l’apport de la blockchain dans les cas d’application qu’elle permet ne sont plus à prouver, il demeure encore des interrogations sur la consommation d’énergie nécessaire à son fonctionnement et comment rendre son fonctionnement « vert » pour pouvoir la considérer pleinement comme une solution efficace dans la lutte climatique.

Sources 

1 Définition reprise de la CNIL - Commission Nationale de l'Informatique et des Libertés
² Chiffres clés du climat France, Europe et Monde, site du Ministère de la Transition Ecologique : Quelles sont les quantités de gaz à effet de serre émises dans le monde - Chiffres clés du climat (developpement-durable.gouv.fr)