Perspectives

Brillantes idées

L’argent seul n'assurera pas l’avenir du réseau électrique

Le présent article fait partie d’une série explorant les enjeux les plus importants auxquels le secteur canadien de l’énergie, des services publics et des énergies renouvelables doit faire face pour aider le Canada à atteindre son objectif de carboneutralité.

De nombreuses questions sur la transition énergétique restent sans réponse, mais une chose est sûre : continuer de concevoir, de construire et d’exploiter les réseaux électriques comme nous l’avons toujours fait compromettra les ambitions de carboneutralité du Canada et aura une incidence négative sur l’abordabilité de l’énergie pour les générations futures.

Il sera crucial de reconnaître ce risque et d’envisager des solutions pour l’atténuer afin d’améliorer la collaboration entre les parties prenantes (gouvernements, services publics, secteur privé et clients) pour faire de cette transition une réalité.

Depuis la création du réseau électrique, les services publics ont toujours planifié en fonction de la charge de pointe, à quelques exceptions près. Ils calculent la demande maximale possible et adaptent la distribution afin que les consommateurs ne soient pas touchés par une pénurie. Cette stratégie était efficace et offrait à la société un système très solide, mais elle était fondée sur une consommation d’énergie augmentant de façon constante et prévisible. Dans le contexte de la transition énergétique, l’électrification crée de nombreuses sources de demande moins prévisibles (p. ex. les véhicules électriques). Parallèlement, la décentralisation et l’ajout de sources d’énergie distribuée signifient que les pics de demande pourraient être encore plus imprévisibles. C’est pourquoi l’application des méthodes traditionnelles pour faire des prévisions et s’adapter à ce scénario d’offre et de demande plus dynamique est susceptible de nous entraîner vers un chemin coûteux qui pourrait tout de même échouer à produire les résultats escomptés du réseau.

Le 15 décembre 2022, la Société indépendante d’exploitation du réseau d’électricité (SIERE) a publié un rapport phare intitulé Pathways to Decarbonization (en anglais seulement). En plus de décrire le style de leadership requis pour atteindre nos objectifs ambitieux en lien avec les changements climatiques, le rapport indique l’envergure du système requis et les investissements à faire pour réaliser la transition énergétique, et présente différents scénarios. Le rapport est axé sur le réseau de production-transport d’énergie et le besoin de lancer le plus tôt possible d’importants projets d’infrastructure nécessitant de longs délais afin de répondre à la demande croissante.

La majorité du risque lié à la création d’un système sous-optimal sera imputée à ce système de distribution en raison de la possibilité d’accroître la souplesse liée à la demande grâce aux contrôles, au stockage énergétique et à l’utilisation de sources d’énergie distribuée. Afin de produire les résultats souhaités, tous les acteurs devront adopter une approche fondée sur les systèmes. Les enjeux sont importants, non seulement pour atteindre les cibles liées aux changements climatiques, mais aussi pour maintenir ou réduire les coûts énergétiques pour tous les habitants de la planète.

La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des solutions novatrices et financièrement équitables pour transformer la conception, la construction et l’exploitation du réseau.

Le présent article est le premier de la série de Brillantes idées de cette année. Cette série met en lumière un éventail de questions fondamentales auxquelles sont confrontées les organisations du secteur de l’énergie, des services publics et des énergies renouvelables. Cliquez ici pour consulter les articles des années précédentes.

Comprendre la situation actuelle

Concevoir, construire et exploiter les réseaux énergétiques comme nous l’avons fait ces 100 dernières années nous a bien rendu service. Nous devons une grande partie de la performance et de la fiabilité du système actuel aux marges de sécurité opérationnelle mises en place pendant son développement. L’efficacité de ces réseaux dans certaines régions a souvent bénéficié de réductions de la demande découlant de circonstances économiques particulières, comme la délocalisation des manufactures ou l’amélioration du rendement énergétique. En même temps, les opérateurs de services publics ont amélioré leurs pratiques de maintenance et la durée de vie de leurs actifs, ce qui a permis de stabiliser les coûts.

Au fil du temps, nous avons en tant que société, tenu pour acquis ce système et le travail de ses planificateurs et opérateurs hautement qualifiés. Plus récemment, les investissements destinés à améliorer et à entretenir l’infrastructure se sont fortement politisés, et ces interventions ont interrompu ou fait dérailler de nombreuses hausses des tarifs. Les politiciens en sortent peut-être gagnants, mais cette ingérence n’a fait qu’exacerber les risques en retardant les maintenances et les changements nécessaires.

Maintenant frappés par les changements climatiques – l’une des plus grandes menaces pesant sur l’humanité –, nous demandons énormément à ces infrastructures d’importance critique. Nous tentons à la fois d’élargir les capacités du système et de délaisser les sources d’énergie fossile dans certaines régions. Si l'on considère qu’il a fallu plus de 100 ans pour élaborer le système actuel, ce processus nécessitera la mobilisation de nombreux secteurs à une échelle jamais vue depuis la Seconde Guerre mondiale.

Si cette transformation a de nombreuses implications à l’échelle nationale, c’est l’électrification des transports qui exigera le plus des réseaux et de leurs opérateurs. Cependant, en raison de la nature du stockage de l’énergie, il se pourrait que les véhicules électriques fassent à la fois partie du problème et de la solution. Certes, lier les véhicules électriques à la production d’énergie propre devrait favoriser la réduction des émissions de gaz à effet de serre et permettre d’économiser de l’énergie, mais il sera difficile de prédire la demande énergétique. Pour développer et exploiter un système capable de faire face à des demandes plus dynamiques et imprévisibles que jamais, nous devons changer radicalement nos méthodes.

Pas de temps à perdre


La transition énergétique doit s’effectuer rapidement. Le rapport Pathways to Decarbonization de la SIERE présente l’échéancier et les complications de la transition, et énonce le besoin de certitude quant aux politiques et la nécessité de réduire la bureaucratie afin d’attirer de nouvelles occasions d’investissements et d’accélérer les progrès. Le secteur automobile, notamment, ne se repose pas sur ses lauriers. Soutenus par des mesures incitatives du gouvernement et la réglementation, les géants de l’automobile se sont engagés à éliminer progressivement les modèles à essence d’ici 2035.

Par ailleurs, pour répondre aux attentes des consommateurs et encourager les ventes, les véhicules électriques sont conçus à l’image de leurs prédécesseurs à combustion interne. En l’occurrence, la recharge rapide s’impose en critère majeur; après tout, les conducteurs sont conditionnés à ne passer que quelques minutes à la pompe. Le problème, c’est que, si la recharge rapide et les batteries longue durée sont appréciées, elles peuvent aussi surmener le réseau énergétique plus que nécessaire. La plupart de ces véhicules sont utilisés sur de courtes distances et n’ont pas besoin d’être rechargés à chaque voyage. Pour réduire la pression sur le réseau, il faudra habituer les propriétaires à brancher leurs véhicules moins fréquemment et à différents moments de la journée.

Deux défis doivent être relevés. Le premier est que le système actuel n’a pas été conçu pour supporter l’adoption des véhicules électriques à grande échelle; le deuxième est que l’innovation dans le réseau n’a pas suivi le rythme du développement technologique. Cependant, ce n’est pas une question de volonté, c’est plutôt dû à une contrainte réglementaire mise en place pour protéger le système actuel.

Accroître la capacité de l’ensemble du réseau pour répondre à des besoins qui pourraient ne pas se matérialiser n’est pas le seul risque qui pourrait nuire aux investissements. Les services publics doivent aussi composer avec le fait qu’ils devront étendre le réseau pour des personnes qui ne l’utiliseront peut-être qu’occasionnellement, voire pas du tout. À mesure qu’un plus grand nombre de consommateurs et d’entreprises adopteront leurs propres systèmes de production et de stockage, ils seront en mesure de réduire leur dépendance au réseau ou de s’en affranchir complètement. Si la possibilité leur est offerte, ils pourraient également y réinjecter leur énergie excédentaire, ce qui pourrait détourner l’objectif initial des projets d’expansion axés sur la capacité.

Compte tenu de ce que nous avons pu observer, seuls les consommateurs les plus aisés pourront réduire leur demande ou quitter le réseau, et ceux qui n’ont pas d’autre choix que de rester branchés en paieront les frais. Cela forcera encore plus les services publics à réduire les coûts et à stabiliser les prix, tout en essayant de satisfaire les besoins de tous les segments de consommateurs.
Le modèle actuel, basé sur des taux, bride généralement l’innovation en attirant des investissements destinés à soutenir le système établi plutôt qu’à le transformer. C’est une occasion manquée, puisque les investisseurs disposent de beaucoup de données qui pourraient être utilisées de façon créative pour mieux planifier l’électricité de demain dans un cadre réglementaire plus encourageant. Les principales parties prenantes reconnaissent déjà que ces pressions imminentes pourraient compromettre la résilience du réseau et que, même si de nouvelles capacités seront nécessaires, l’ajout de nouvelles capacités ne résoudra pas à lui seul le problème, surtout dans un contexte de transition vers une nation plus dépendante de l’électricité.

La voie à suivre : adopter une approche fondée sur les systèmes

La solution? Une nouvelle approche fondée sur les systèmes, c’est-à-dire jauger l’offre et la demande en électricité et explorer les possibilités d’optimisation au lieu d’accumuler les infrastructures. Nous pouvons réduire les coûts et tirer davantage du réseau actuel en examinant de près l’utilisation de l’énergie compte tenu du profil de la demande au fil du temps, de la flexibilité dans le temps d’utilisation et des occasions locales d’approvisionnement et de stockage.

Concrètement, les nouveaux modèles à envisager pour l’avenir pourraient ressembler davantage à ceux utilisés dans le secteur des télécommunications : partager des infrastructures de base tout en exploitant le réseau localement et en contrôlant la consommation (soit directement, en gérant la demande, soit indirectement, en jouant sur les prix).

Déterminer les outils à utiliser, et comment en faire un usage optimal et les adapter en fonction des contraintes de temps demandera une confiance totale de la part des investisseurs et un passage à l’action rapide. En premier lieu, il faut préparer le terrain. Les leaders du secteur doivent adopter une approche de type développement de produits interactif dans l’ensemble de l’écosystème électrique en acceptant des risques raisonnables pour des retombées raisonnables tout en testant rapidement les changements clés. Les gouvernements, quant à eux, doivent également encourager l’approche « voir grand, expérimenter petit et évoluer vite » dans le secteur de l’énergie propre et les autres segments de marché pertinents pour transformer les petites étincelles d’innovation en autant de feux prometteurs.

Dans un récent rapport, Deloitte démontre l’importance de la mise à l’échelle de solutions dans le domaine des technologies propres. Le stockage de l’énergie en est un excellent exemple : les segments de ce secteur, qui se distinguent par leur profil de consommation et les technologies utilisées, jouent tous un rôle dans la transition énergétique. Au lieu de surinvestir dans une poignée de solutions, comme les batteries lithium-ion, on doit agir stratégiquement pour réaliser le potentiel des innovations émergentes. Cela dit, comprendre où investir exigera une analyse méticuleuse. L’esprit humain peine à effectuer ce genre d’analyses et à rassembler les parties prenantes autour d’une même vision, tant les variables sont nombreuses. Nous devons nous outiller des dernières technologies numériques pour planifier et analyser l’éventail des scénarios et des solutions qui se dessinent afin d’améliorer les capacités existantes.

S’outiller pour la transition

Grâce à la révolution numérique, c’est un véritable laboratoire d’innovation en optimisation qui s’ouvre aux secteurs de l’énergie, des services publics et des énergies renouvelables. Par exemple, ils peuvent déterminer les effets d’un modèle décentralisé combinant une gestion intelligente de l’énergie et des systèmes de stockage sur le réseau et sa dimension financière.

Les planificateurs doivent tenir compte d’un scénario d’évolution dynamique – modulé par la demande – pour prendre des décisions d’investissement judicieuses. Nous en revenons à notre argument de départ : la transition énergétique transforme fondamentalement notre manière de prédire, de modéliser et de concevoir la demande. Les planificateurs des services d’électricité publics ont besoin d’outils numériques pour offrir des perspectives sur plusieurs couches de données et différents scénarios pour mieux comprendre la demande et la capacité du réseau dans l’espace et dans le temps. Pour ce qui est de l’électrification des transports, par exemple, ils doivent avoir accès aux mêmes types d’information dont les planificateurs de transports urbains ont besoin, comme les flux de circulation, les projections concernant l’adoption des véhicules électriques et les tendances en mobilité.

Être en mesure de modéliser le système et de le simuler afin d’explorer les solutions grâce au numérique permettrait aux planificateurs de travailler plus efficacement avec les parties prenantes, y compris différents paliers de gouvernement, des organismes de réglementation, des décideurs, d’autres partenaires de l’écosystème et des bailleurs de fonds.

Les nouveaux modèles poseront des problèmes de confiance, par exemple dans le contexte de l’utilisation accrue d’un contrôle plus automatisé des technologies, mais les plus grands obstacles seront probablement davantage liés à l’adoption de la réglementation et à l’engagement des consommateurs. Les méthodes de tarification et les mesures incitatives du marché visant à canaliser la demande, comme le fait d’encourager les gens à recharger leur véhicule lors des périodes optimales, qui pourraient changer, doivent être explorées davantage et équilibrées aux objectifs énergétiques et sociétaux. Le reconditionnement des habitudes de consommation prendra du temps et doit commencer tôt. De même, explorer les différents mécanismes de marché permettant d’émettre les bons signaux aux grands acteurs de l’énergie, comme une tarification marginale dynamique basée sur la géolocalisation, nécessitera des efforts conjoints de la part de certains d’entre eux, notamment les organismes de réglementation.

Pour rassembler les parties prenantes, il faut établir une réalité et un cadre de référence communs. La solution : les outils numériques. Ils offrent une seule et même perspective fondée sur les données en ce qui a trait aux retombées potentielles de la transition énergétique.

Commencer par le commencement

Au Canada, les prédictions d’investissements pour la transition énergétique annoncent plusieurs centaines de milliards de dollars sur les 20 prochaines années. C’est toutefois l’ensemble de nos perspectives collectives qui dicteront la source et la direction des flux d’investissement, et s’ils créeront de la valeur ou limiteront celle-ci. Pour attirer des partenaires privés, les gouvernements doivent aider les services publics en trouvant le bon équilibre concernant les politiques pour stimuler l’innovation et l’investissement.

Comme nous l’avons mentionné, l’innovation numérique est un bon moyen d’accélérer les progrès partout dans le monde. Elle fait émerger des outils, comme les modèles de jumeaux numériques, qui contribueront à atténuer l’incertitude entourant la transition énergétique en permettant aux organisations d’expérimenter des scénarios dans un environnement à faible risque. Ce type de progrès catalysera les efforts requis depuis longtemps afin d’améliorer la qualité des données au sein des organisations de services publics. Il ne devrait pas être considéré comme un obstacle, mais plutôt comme une partie normale du processus de maturation des capacités numériques qui a déjà eu lieu dans d’autres secteurs. Il serait aussi avantageux pour les parties prenantes d’investir stratégiquement et de manière continue dans l’innovation énergétique et celle des technologies propres, et de promouvoir des processus d’expérimentation et d’apprentissage rapide dans la réglementation des services publics.

Si les gouvernements ne compensaient pas les risques, la transition énergétique pourrait peser indûment sur les consommateurs. Les principales parties prenantes s’accordent généralement sur la question de la responsabilité financière principale : dans un sondage de Reuters préparé en collaboration avec Deloitte en 2022 (en anglais), presque la moitié (45 %) des 2 800 professionnels de la production, de l’analyse et du conseil dans le domaine de l’énergie estiment que les finances publiques devraient payer la facture, juste devant les entreprises du secteur énergétique. Lorsqu’il leur a été demandé qui finirait effectivement par endosser les coûts, plus de 45 % d’entre eux ont reconnu que ce serait probablement les consommateurs qui passeraient à la caisse par l’intermédiaire de taxes et de factures plus élevées. Par ailleurs, comme c’est souvent le cas, les répercussions affecteront les communautés isolées de manière disproportionnée, surtout les communautés autochtones, au sein desquelles cet effet s’amplifie malgré les efforts de leurs fournisseurs d’énergie. Les classes socioéconomiques modestes des centres urbains y seront également vulnérables.

Nous pensons que ce scénario peut être évité. Le gouvernement et l’industrie doivent commencer à investir dès aujourd’hui dans de nouveaux modèles, outils et idées pour contribuer à une transition plus rapide et plus équitable, moins chère et moins risquée.

Contributeurs

Adriaan Davidse
Directeur de service, Conception stratégique
et opérationnelle
Leader de l’avenir de l’énergieFuture of Energy Leader
adavidse@deloitte.ca

Rob Saunders
Directeur principal, Stratégie et transformation
Leader canadien de l’énergie renouvelable et du stockage de l’énergie
rsaunders@deloitte.ca

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