Point de vue
Risque climatique : la data à la rescousse des entreprises
Article écrit par Henri Lajarrige, en collaboration avec Karl Eduard Berger, Alexandre Pinot et Gilles Lucien, des équipes Deloitte Conseil.
Après 10 000 ans de relative stabilité, le climat terrestre (températures, augmentation du niveau de la mer, accroissement de la fréquence des catastrophes naturelles, etc.) change, nous donnant l’occasion de nous rendre compte de la fragilité de notre ascendant sur le monde face aux aléas de notre époque. Conflits armés, épidémies (Covid-19) et catastrophes naturelles sont autant de risques que les pouvoirs publics et privés doivent savoir appréhender afin d’en minimiser les conséquences. Dans des rouages si finement réglés de l’économie, le moindre grain de sable peut entraîner des répercussions dévastatrices (financières, politiques, matérielles, etc.). Les perturbations liées au changement climatique n’ont rien d’anodin et sont appelées à s’aggraver progressivement1.
L’économie n’a cependant pas encore totalement pris conscience du coût associé au changement climatique2. Les désastres liés à ce dérèglement auront lieu des décennies après les émissions des gaz à effet de serre et ils seront, dans la majorité des cas, observés à des milliers de kilomètres des lieux d’émissions. Nous sommes face à une externalité négative qu’il convient de corriger. Alors quels sont les risques auxquels les organisations doivent faire face et quels outils efficaces existent pour y répondre ?
Trois typologies de risques
La transformation durable de la société est associée à des risques importants pour les entreprises, parmi lesquels :
Le risque de transition se réfère aux risques financiers et économiques associés à la transition vers une économie sobre en carbone. Les gouvernements, les régulateurs et les investisseurs sont de plus en plus préoccupés par le changement climatique et cherchent à réduire les émissions de gaz à effet de serre en mettant en place des politiques et des réglementations strictes3. Les entreprises qui ne sont pas en mesure de s'adapter à ces changements peuvent subir des pertes financières importantes. Selon une étude du Carbon Disclosure Project4, près de 90 % des entreprises du FTSE 100 (indice boursier britannique) ont identifié le risque de transition comme une menace pour leurs activités. De surcroit, cette peur est renforcée par une interconnexion financière entre les secteurs, amplifiant et propageant les conséquences des chocs économiques à travers la toile de notre économie comme la mise en place d’une taxation carbone (cf. figure 1).
Figure 1 – Les 20 secteurs les plus touchés par l’introduction d’une potentielle taxation carbone de 47€/tCO2 en France en 2022.
Les secteurs à faible intensité de carbone pourraient être considérablement touchés par l’introduction d’un prix du carbone. Diffusion des chocs des secteurs polluants comme le secteur “Agriculture, sylviculture et pêche” ou encore “Industrie chimique”. Le choc des bénéfices pour les entreprises à forte intensité de carbone pourrait atteindre 11 % en moyenne pour le secteur le plus touché, avec un prix du carbone de 47€/tCO2.
Le risque physique correspond aux risques associés aux effets physiques du changement climatique, tels que les inondations, les tempêtes, la sécheresse, les incendies de forêt et les ouragans. Ces événements peuvent entraîner des pertes matérielles importantes pour les entreprises, ainsi que des perturbations des opérations et de la chaîne d'approvisionnement. Selon le Forum économique mondial5, les pertes économiques causées par les catastrophes naturelles ont augmenté de 151 % entre 2000 et 2019, atteignant près de 2 900 milliards de dollars. Une étude de l'Université de Cambridge6 a également révélé que les pertes économiques dues aux catastrophes naturelles pourraient atteindre 1,2 milliard de dollars par an d'ici à 2050. Ces catastrophes naturelles sont avant tout le résultat d’une combinaison de facteurs complexes et les émissions de gaz à effet de serre ne peuvent être considérées comme la seule cause de chaque événement. Cependant il est important de ne pas sous-estimer cette causalité7 bien établie par de nombreux groups d’experts (cf. figure 2).
Figure 2 – Evolution du nombre de catastrophe naturelle et des émissions de CO2 dans le monde de 1900 et 2021.
Le risque de réputation se réfère aux risques associés à la perception publique d'une entreprise en ce qui concerne les aspects environnement et sociaux. Les entreprises qui sont perçues comme étant responsables de la pollution ou qui ne prennent pas de mesures face aux enjeux sociaux, risquent de subir une détérioration de leur image de marque et de leur réputation. Selon une étude menée par Edelman8, plus de 64 % des consommateurs du monde entier ont déclaré qu'ils ne feraient pas affaire avec une entreprise s'ils estimaient que celle-ci ne prenait pas suffisamment en compte les impacts environnementaux de ses activités.
Aujourd’hui, les entreprises sont soumises à des attentes élevées en matière de transparence. La guerre en Ukraine a suscité une attention accrue sur les relations commerciales et politiques des entreprises avec des pays considérés comme non démocratiques (cf. figure 3). Ainsi l’image publique de Rosneft9 s’est vu être entachée par ses liens étroits avec le gouvernement russe et pour son rôle dans l’industrie énergétique russe, qui est souvent perçue comme un outil de projection de pouvoir par le Kremlin.
Figure 3 – Indice de démocratie électorale variant de 0 à 1 (le plus démocratique).
La réglementation au secours du climat
La réglementation pour le risque climatique est de plus en plus importante dans le monde des affaires, avec l'augmentation de la prise de conscience quant aux impacts du changement climatique sur les activités humaines. Les gouvernements, les régulateurs et les organismes de normalisation imposent des règles et des normes pour encourager les entreprises à prendre en compte les risques climatiques dans leur stratégie et leur gestion des risques.
Les gouvernements jouent un rôle clé dans la réglementation pour le risque climatique. Ils peuvent mettre en place des politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, des taxes sur le carbone, des normes de performance environnementale et d'autres mesures incitatives pour encourager les entreprises à prendre en compte les risques climatiques. Par exemple, l'Union européenne a adopté une législation10 ambitieuse pour atteindre la neutralité climatique d'ici à 2050, avec des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 55 % d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990.
Les régulateurs peuvent également jouer un rôle important dans la réglementation pour le risque climatique. Les autorités de régulation financière, par exemple, peuvent exiger que les entreprises publient des informations sur les risques climatiques dans leurs rapports financiers et leurs plans stratégiques, afin que les investisseurs puissent évaluer les risques et les opportunités liés au changement climatique. Depuis le 1er janvier 2024, la directive CSRD11 (divulgation d'informations en matière de durabilité des entreprises) est entrée en vigueur. Elle vise à améliorer la transparence des entreprises en matière de durabilité et à aider les parties prenantes à mieux évaluer les performances ESG des entreprises. Les entreprises concernées devront fournir des informations détaillées sur leur stratégie, leurs risques et leurs impacts en matière de durabilité. La directive incitera les entreprises à prendre en compte les impacts ESG dans leur stratégie et leur prise de décision.
Les organismes de normalisation peuvent également contribuer à la réglementation pour le risque climatique. Par exemple, la norme ISO 1400112 est une norme internationale qui établit un cadre pour la gestion environnementale des entreprises, en encourageant la prise en compte des impacts environnementaux de l'activité de l'entreprise dans leur stratégie. La norme ISO 14001 exige également que les entreprises surveillent et évaluent régulièrement leur performance environnementale.
Enfin, les investisseurs jouent également un rôle clé dans la réglementation pour le risque climatique. Les investisseurs peuvent exiger des entreprises qu'elles prennent en compte les risques et les opportunités liés au changement climatique dans leur stratégie et leur gestion des risques, et peuvent se désinvestir des entreprises qui ne prennent pas suffisamment en compte les risques climatiques.
Ainsi ces entreprises risquent de subir des répercussions négatives sur leur viabilité financière et leur réputation. A l’instar de Nokia qui produisait du papier ou de Shell qui négociait des coquillages, les entreprises doivent s’adapter aux évolutions du marché.
L’heure des comptes ?
Cette situation n’est pas sans rappeler la dernière vague réglementaire qui avait touché les institutions financières après la crise des subprimes. L’objectif était alors de solidifier le socle bilanciel des banques. Après une période réservée à la mise en œuvre de nouvelles politiques, le gouvernement a imposé de nombreuses restrictions en cas de retard ou d'application partielle.
Il ne serait pas surprenant de retrouver un comportement proche pour les aspects climatiques tant les similitudes restent nombreuses entre ces deux contextes réglementaires. Face à l’urgence climatique, ces réglementations représentent une avancée importante dans la prise en compte des risques climatiques par les entreprises et dans la promotion de la transparence et de la responsabilité sociale des entreprises. En matière de sanctions, les entreprises qui ne respectent pas ces exigences pourraient être soumises à des sanctions financières ou autres, en fonction de la législation nationale de chaque État membre. En outre, la prise en compte du risque climatique est essentielle pour la réputation et la crédibilité des entreprises, ainsi que pour leur capacité à obtenir des financements auprès des investisseurs sensibles à ces questions.
Ainsi l’heure tourne et à l’instar du lapin blanc, les entreprises sont invitées à s’emparer du sujet sous peine d’être « en retard ».
La data à la rescousse de l’économie
Comme vu précédemment, ces réglementations nécessiteront une collecte et une analyse importante des données. Les entreprises dépendront fortement des données fournies par leurs contreparties ou leurs fournisseurs tiers pour répondre aux exigences de résilience face aux risques physiques et aux risques de transition. Les utilisations variées de ces données englobent des analyses de scénarios, des tests de résistance (stress tests), des modèles macroéconomiques, des mesures d'exposition et des décisions de prêt. Pour ces utilisations, il est souvent nécessaire de mettre en place des méthodologies d'analyse et d'estimation, comme la quantification des émissions de carbone ou l'établissement de scores de résilience.
Un exemple frappant concerne les émissions de gaz à effet de serre qui se divisent en 3 grands scopes :
- Le scope 1 qui représente les émissions directes de gaz à effet de serre liées aux activités internes de l'entité.
- Le scope 2 qui concerne les émissions indirectes liées à l'achat d'électricité, de chaleur ou de vapeur.
- Et le scope 3 qui définit les émissions indirectes provenant d'autres activités liées à l'entité, mais en dehors de ses limites directes.
Les émissions du scope 3 sont généralement peu accessibles en raison de leur dépendance vis-à-vis d'autres entités, mais il est possible de les estimer pour de nombreuses contreparties en utilisant une approche opérationnelle. Le scope 3 englobe les émissions indirectes d'une entreprise, provenant de sa chaîne d'approvisionnement, de la production et de l'utilisation de ses produits, ainsi que d'autres activités externalisées. Les données sur ces émissions sont rares en raison de la complexité des chaînes d'approvisionnement et des activités indirectes. Cependant, l'approche opérationnelle implique de recueillir des données granulaires13 à partir de multiples sources, telles que les facteurs de conversion d'émissions pour différents types de produits, les données sur les fournisseurs, les pratiques d'utilisation et d'autres indicateurs.
La prise en compte des risques climatiques dans ces cas d'utilisation requiert des données spécifiques, fiables et détaillées. Les entreprises ont besoin de données pertinentes pour évaluer l'exposition de leurs opérations aux risques physiques liés au climat et aux risques de transition. Cela inclut des données météorologiques, géospatiales, géosystémiques et autres qui doivent être fiables pour soutenir une prise de décision précise.
Nos solutions pour répondre à ces enjeux
Deloitte possède une connaissance reconnue de la gestion et de l'analyse de données dans le contexte des risques climatiques, ce qui lui permet d'accompagner les entreprises dans la création de méthodologies robustes pour estimer ces émissions du scope 3 et d'autres facteurs environnementaux, tout en tenant compte des risques physiques et de transition.
De plus, il convient de veiller à un meilleur emploi des données existantes, qui sont souvent disponibles, mais ignorées des institutions financières. C’est notamment le cas des données relatives aux risques physiques, comme les données géo spatiales, météorologiques et géo systémiques fournies par les institutions publiques. Ces données pouvant être utilisées pour l’analyse des risques physiques grâce aux moyens digitaux comme le machine learning. Il est donc possible de mettre en place des travaux de développement de méthodologies et indicateurs de référence pour estimer l’empreinte carbone des portefeuilles et leur exposition aux risques physiques et de transitions.
In fine, Deloitte possède une solide connaissance en matière de data et de réglementation sur le sujet du risque climatique, lui permettant d’accompagner les entreprises dans le développement d’outils répondant aux exigences réglementaires et dans l’anticipation des conséquences du dérèglement climatique sur leur solvabilité. Pour ce faire, plusieurs métiers ont commencé à interagir ensemble avec les équipes Data, IA et ESG pour répondre efficacement aux enjeux de durabilité en se munissant de plusieurs outils innovants. Voici quelques-uns des assets Deloitte répondant aux enjeux climatiques :
- ClimWise est un outil développé par Deloitte pour aider les entreprises à évaluer et à gérer leurs risques physiques.
- Resource For Future est un outil d’évaluation des risques liés aux ressources sur l’ensemble des chaînes d’approvisionnement, de scénario planning et de sourcing durable. Afin de répondre au mieux aux enjeux environnementaux et de se prémunir face au risque de réputation, nos clients effectuent une analyse précise de la composition de ses produits. L’outil développé par Deloitte permet de synthétiser le portefeuille ingrédient et d’avoir une vue instantanée sur les ingrédients actuels à haut risque RSE. Cet outil produit une analyse globale au client lors de prises de décisions majeures sur l'approvisionnement de son portefeuille Ingrédient de maniéré à minimiser le risque de réputation.
La conscience grandissante du risque climatique, bien que récente, exige une mobilisation immédiate tant des entreprises que des autorités publiques. Dans un premier temps, il s'avère impératif de bâtir des instruments d'analyse et de mesure dédiés à ce péril. À tous les échelons, les intervenants et les investisseurs doivent appréhender leur niveau d'exposition à travers une gamme de scénarios, des plus optimistes aux plus sombres. Ensuite, ils doivent intégrer ces paramètres dans leurs processus décisionnels, en se détachant des modèles d'évaluation et d'arbitrage traditionnels, la plupart reposant sur l'illusoire hypothèse d'une stabilité climatique. L’ensemble des assets Deloitte permettront aux entreprises de se mettre à l’heure du changement climatique et de répondre aux enjeux de résilience climatique.
1 Joséphine Codron, Catastrophes naturelles: facture en hausse de 50% d'ici 2050, Challenges, 5 octobre 2021
2 OCDE, Le changement climatique n’attendra pas, 2013
3 Boran Tobelem, Economie : l'impact grandissant du changement climatique sur les entreprises européennes, Toute l’Europe, 27 octobre 2023
4 Pictet Asset Management et la Fondation Ethos, Carbon Disclosure Project 2007 - 1ère enquête suisse, menée auprès de 50 entreprises du SMI Expanded, 2007
5 World Economic Forum, The Global Risks Report 2020, 15 janvier 2020
6 https://www.cam.ac.uk/research/news/global-warming-could-cause-us-24-trillion-in-economic-losses-says-study
7 Institut supérieur d’ingénierie et de gestion de l’environnement (SIGE), Ecole nationale du génie rural des eaux et des forêts (ENGREF), Ecole nationale des ponts et chaussées, Ecole des mines de Paris, Limiter les émissions de CO2 pour lutter contre le réchauffement climatique. Enjeux, prévention à la source et séquestration, juin 2003
8 Edelman, 2021 Edelman Trust Barometer, 16 mars 2020
9 Christophe Palierse, Guerre en Ukraine : sous pression, BP se désengage du russe Rosneft, Les Echos, 27 février 2022
10 Commission européenne, Le pacte vert pour l’Europe
11 Autorité des marchés financiers – AMF, La nouvelle directive CSRD sur le reporting de durabilité des sociétés, 17 janvier 2023
12 ISO, ISO 1400 – management environnemental
13 Alexandre Pinot, L’accélération du financement de la transition énergétique se fera grâce aux nouvelles technologies, seules capables de générer et garantir des données sécurisées et fiables, Economie Matin, 4 janvier 2022