Point de vue
Stress test de liquidité : plus qu'un enjeu de conformité, un outil de pilotage
Article écrit par Alix Tchana Tchana, Directeur, et Fares Boukrouh, CFA, Manager
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L’Autorité Européenne des Marchés Financiers (ESMA en anglais) a publié en septembre 2019 ses exigences pour la mise en place de dispositif de stress tests de liquidité pour les fonds1.
Ce texte s’inscrit dans le cadre d’une stratégie plus large de davantage de régulation pour un secteur clé du financement de l’économie et porteur donc de risque systémique.
Principes et enjeux
- Périmètre d’application : fonds UCITS et AIF (y compris les fonds fermés à effet de levier et les ETFs). Cette réglementation s’applique également aux fonds monétaires sauf dans le cas où les principes du texte sont en contradiction avec la réglementation spécifique aux fonds monétaires (Règlement 2017/1131 de l’Union Européenne).
- Fréquence : l’ESMA recommande une fréquence trimestrielle qui peut être augmentée ou réduite en fonction des caractéristiques des fonds. Toutefois, il sera obligatoire de performer le stress de liquidité au moins une fois par an pour les fonds dans le scope.
- Date d’application : l’ESMA fixe la date d’entrée en vigueur de ces obligations au 30/09/2020.
Gouvernance et aspects méthodologiques
Les LST (Liquidity Stress Tests) doivent être intégrés dans la politique de gestion des risques de tous les fonds concernés. Leur cadre théorique doit être développé en total indépendance par rapport à la gestion, tout en assurant que les résultats de l’exercice récurrent soient utilisés par les fonctions de gestion.
Les orientations de l’ESMA visent à donner un cadre compréhensible et uniforme sans pour autant être prescriptif sur les aspects méthodologiques ; permettant ainsi d’adapter les LST aux caractéristiques de chaque fond, au type de stratégie de gestion déployée et aux spécificités des marchés cibles.
Les principaux piliers méthodologiques articulant les orientations de l’ESMA sont :
Construction des scénarios
L’ESMA recommande l’utilisation de scenarios historiques et hypothétiques, ainsi que des reverse stress tests notamment dans le cadre de fonds déployant des stratégies d’investissement les exposants à des risques sévères à faible probabilité d’occurrence (par exemple les fonds d’immobilier commercial avec une forte concentration sur un même type de bien ou la même zone géographique).
L’enjeu de ce pilier est double : les chocs à appliquer doivent être sévères tout en demeurant plausibles pour le fonds ou le groupe de fonds considéré ; et par ailleurs, et au sein d’un scenario stressé, les chocs des variables retenues doivent considérer les corrélations entre ces variables. Ces dernières sont difficiles à appréhender sans passer par une modélisation complexe (en considérant des copules par exemple). Elles ont en plus tendance à être instables en temps de crise.
Développement de produit
Les LST s’appliquent à tous les fonds assujettis aux stress tests, et ce de la phase de structuration (avec des hypothèses sur l’allocation de l’actif du fonds et le type de clientèle ciblée), à la phase de gestion en passant par la demande d’agrément.
L’industrialisation des stress tests demeure relativement complexe, notamment lorsqu’il s’agit du lancement de nouvelles stratégies d’investissement ou la pénétration d’un nouveau segment de clientèle. Le nombre d’hypothèses est important et porte notamment sur la composition de l’actif et sa rentabilité, le type d’investisseurs et le montant moyen, la durée de la phase de lancement et de montée en puissance du fonds, et enfin l’impact des conditions d’un stress de liquidité sur la liquidation des actifs.
Stress des actifs, passifs et les stress combinés
La méthodologie de stress des actifs doit prendre en considération le coût et le temps de liquidation des actifs dans des conditions normales et stressées. Les passifs font aussi l’objet d’un stress en considérant des rachats en conditions normales et stressées par type de clientèle et en prenant en compte la concentration des passifs. Les autres passifs (les appels de marges, les engagements…etc.) et la sensibilité de ces postes aux facteurs de risque retenus doivent également être considérés.
Les sociétés de gestion doivent être en mesure de calibrer des chocs de rachats par type de clientèle (particuliers et/ou institutionnels). Outre la difficulté de disposer d’une classification à jour des types de clientèle, le choix de se baser sur des comparables ou sur l’historique du fonds peuvent aboutir à des chiffres assez différents. Sur la base des résultats des stress, des métriques de mesure du risque de liquidité par fonds doivent être mises en place et calculées. Elles doivent permettre de classer les fonds par niveau de risque et faciliter l’identification des zones de faiblisses de la stratégie d’investissement (forte concentration, temps de liquidation très incertain, absence de cash flow intermédiaire), permettant ainsi (i) la mise en place d’un plan de remédiation ou (ii) l’adaptation du produit (par exemple la mise en place de Gates).
Cas des fonds AIFs investis dans des actifs illiquides
Les spécificités de ces fonds doivent être considérés notamment du côté passif (faible fréquence de rachat et préavis de sortie). Les fonds de fonds doivent considérer également les spécifiés des fonds sous-jacents.
Du fait du caractère illiquides des actifs de ces fonds et parfois la nature unique de ces derniers (private equity et/ou fonds immobiliers), la mise en place des stress tests fait appel au jugement d’experts et à des scenarios hypothétiques. A titre d’exemple, pour les fonds ouverts de private equity et dans un contexte de crise, le rythme des désinvestissements décélère en raison de l’assèchement de la liquidité. En conséquence, le délai de monétisation des investissements se rallonge alors que le rythme des rachats accélère. Ce rallongement de délais est très dépendant du secteur d’activité et du type de support utilisé (action ou dette privée). L’absence de statistiques force les équipes de modélisation à se référer aux avis d’expert dans certains cas.
Disponibilité des données
Les sociétés de gestion doivent documenter les limitations liées à la non-disponibilités de certaines données de stress et la méthodologie d’élaboration des scenarios dans ces conditions.
Les données relatives à la baisse des volumes de trading d’une classe d’actif ou à l’écartement des bid/ask spreads dans des conditions de stress de marché ne sont pas facilement accessibles. Toutes les hypothèses relatives à ces paramètres, ainsi que les limites de celles-ci doivent être minutieusement documentées et révisées régulièrement.
Les choix méthodologiques auxquels se confrontent les sociétés de gestion lors de la mise en place des stress tests de liquidité sont nombreux et l’impact de ces choix est déterminant pour la prise de décision.
Certaines sociétés de gestion françaises, notamment les plus grandes par les Actifs sous gestion, ont mis en place des outils de LST pour leur gestion interne. Toutefois, la plupart des assets managers doivent faire face à de multiples challenges liés à l’implémentation avant septembre 2020. Respecter cette deadline est d’autant plus difficile que l’application de ces guidelines est concomitante à d’autres textes règlementaires.
En synthèse
Les orientations de l’ESMA posent aux sociétés de gestion de portefeuille un certain nombre de challenges qu’il faut adresser à court terme :
Aspect |
Challenge |
Commentaire |
1.Organisation/
|
• Actualiser les politiques de gestion des risques des fonds |
Deux approches sont globalement suivies : |
2. Méthodologie |
• Définir le périmètre des fonds éligibles |
• Une gouvernance adéquate doit être mise en place pour encadrer et documenter les méthodologies, assurer l’indépendance par rapport au front office et définir le backtesting |
3. Coût |
• Coûts des projets de construction d’un dispositif de stress tests de liquidité et coûts de production en running |
• Les coûts de mise en conformité ont un bénéfice direct dont une meilleure considération des mesures de protection des investisseurs en cas de crise (mise en place des gates en temps adéquat, prévoir les phases de blocage ou considérer les sides pockets) et un bénéfice indirect relatif à l’identification et la réduction des risques de crises de liquidité systémiques |
Pour plus d’information sur les stress tests, voir notre article dans La Lettre des Services Financiers n°32 de mars 2019 : https://www2.deloitte.com/fr/fr/pages/newsletters/articles/lettre-des-services-financiers.html