Point de vue

L’évaluation en période troublée

Retour sur les guidelines de l’IPEV

A la suite de la requalification de l’épidémie de Covid-19 en pandémie par l’OMS (1) le 11 mars 2020 et des mesures de confinement prises localement, des pans entiers de l’économie « réelle » ont subi un arrêt brutal, aboutissant à une crise boursière majeure, similaire à la crise de 2008.

Ces derniers mois, les marchés ont été tourmentés, en raison de l’incertitude autour de la durée du confinement, l’efficacité des mesures de soutien à l’économie et des scénarios de reprises envisageables. Cette incertitude s’est traduite par une forte volatilité des marchés, alternants catastrophisme et rebonds. Malgré la correction, les inconnues demeurent nombreuses.
Dans ce contexte, l’IPEV2 a publié fin mars 2020 des recommandations, visant à permettre aux sociétés de gestion d’actifs de livrer des informations pertinentes sur les valorisations de leurs portefeuilles.
2 mois après leur publication, il semble aujourd’hui nécessaire de les reconsidérer, afin notamment d’apprécier dans quelle mesure elles restent pertinentes.

 

1. Méthodologie

Malgré la crise, l’IPEV ne remet pas en cause les approches usuelles d’évaluations mais appelle à porter l’attention sur des éléments souvent négligés, à savoir l’analyse approfondie des fondamentaux des entreprises ou leurs perspectives à long terme. L’IPEV insiste également sur la nécessité d’assurer une cohérence dans les méthodes d’évaluation et sur leur mise en œuvre rigoureuse.

Contrairement à 2008, la crise actuelle trouve son origine dans l’économie réelle. A ce titre, et ce même si les multiples de valorisation et taux d’actualisation doivent être reconsidérés, c’est avant tout les agrégats financiers des sociétés qui doivent être revus avec attention.
Toute analyse de valeur sur une société nécessite de porter un jugement sur :

  • Les impacts directs (trésorerie, confiance des consommateurs, …) et indirects (pérennité de l’activité) de la crise sur les futurs exercices et sur le business model ;
  • Les risques, mais également les opportunités, que les scénarios de redémarrage de l’économie peuvent porter.

Les révisions de prévisions de résultat net par les analystes (entre février et début juin) sont claires, l’impact de la crise ne saurait se limiter à l’exercice 2020 :

A ce titre, le fait que l’IPEV mette l’accent sur la nécessaire analyse de la liquidité n’est pas anodin. Le risque de faillite, généralement peu pris en compte, doit être intégré dans les analyses de valeur. Supporter un cash flow 2020 fortement négatif, ou financer un BFR permettant de relancer l’activité, nécessite un accès à une ressource financière dont rien ne garantit que, une fois les aides publiques réduites, elle soit accessible à toutes les entreprises.

 

2. Quels ajustements réaliser ?

Après 3 mois de crise, il n’est plus possible de ne pas tenir compte de cette crise dans des analyses de valeur. Les révisions des scénarios de croissance sont éloquentes, la crise ne constitue pas un évènement ponctuel sans conséquence à moyen terme.
L’IPEV rappelle donc que l’évaluation doit :

  • Incorporer les éléments connus à date
  • Tenir compte des conséquences à court et moyen terme sur la société analysée
  • Intégrer la vision des acteurs de marché (market participants)

En dehors de la correction des évènements non récurrents, l’évaluation doit donc incorporer des éléments plus qualitatifs, correspondant de fait à un jugement sur les conséquences de la crise sur les business models.
Certains secteurs ont été plus épargnés que d’autres (et certaines entreprises plus que d’autres au sein même de chaque secteur), et considérer un ajustement identique, sur la méthode comme sur les paramètres, pour toutes les industries est à proscrire.
L’incapacité à définir des perspectives claires ne constitue pas une raison légitime pour conserver les anciennes prévisions. L’IPEV rappelle donc qu’il peut être fait recours à des analyses multi-scénarios. Une approche Monte-Carlo ne constitue pas nécessairement une solution idéale, mais mesurer de façon objective les conséquences de scénarios clairement définis reste préférable à l’application d’une décote théorique non documentée.

 

3. Paramètres

L’IPEV concentre ses recommandations sur les cours de bourse et les multiples.
Concernant le cours de bourse, l’IPEV rappelle que la juste valeur ne correspond pas à un prix de fire sale3 . Pour autant, pour les titres cotés, le course de bourse (P*Q4), aussi longtemps qu’il est observé sur une marché actif et liquide, reste la référence la plus pertinente. Avec 3 mois de recul, il peut de fait être observé que les marchés ont subi un choc, et que les cours de bourse ne sont pas revenus à leurs niveaux de février sitôt les premières mesures de déconfinement annoncées. A ce titre, la crise a conduit à une baisse générale des valeurs, qui doit être reflétée dans les NAV5 .
Sur les multiples, l’IPEV souligne plusieurs éléments clés :

  • Les multiples historiques nécessitent d’être revisités. Ainsi, une transaction récente, mais antérieure à mars 2020, peut ne plus constituer une référence pertinente.
  • Une grande attention doit être portée à la mise à jour des données, notamment prévisionnelles, sur la société évaluée ou les sociétés de l’échantillon de comparables. Cette remarque s’appliquait spécialement fin mars, car les analystes ont depuis mis à jour leurs prévisions de l’essentiel des sociétés (et ceci malgré la prudence des émetteurs à communiquer sur les conséquences de la crise sur leur activité et leur situation financière).
  • Les approches analogiques se fondent généralement sur des agrégats réputés « normatifs » ou récurrents. Les données de l’exercice 2020, voire les LTM6 ou NTM7 , ne devraient pas répondre à cette contrainte. Fixer le nouveau niveau récurrent va nécessiter des analyses bien plus poussées que celles menées habituellement.
  • Il convient de rappeler également que l’impact d’IFRS16 génère une autre distorsion avec les multiples historiques.
  • Enfin, l’IPEV attire l’attention sur le risque de double-comptage. Considérer une décote pour ajuster un multiple déjà impacté par les reculs des marchés, avant de l’appliquer à un agrégat qui serait déjà corrigé reviendrait à biaiser le résultat.

Pour finir, l’IPEV rappelle l’un des fondamentaux de la finance : Une plus grande incertitude se traduit généralement en une plus forte exigence de rendement pour rémunérer un risque, ce qui peut se traduire par un recul des multiples.

En synthèse, les recommandations de l’IPEV permettent de rappeler que toute évaluation doit :

  • Reposer sur une analyse approfondie des risques (et opportunités) de chaque société
  • Refléter les conditions actuelles de marché. Considérer qu’à long terme le multiple historique sera de nouveau la norme reflète un espoir, mais ne saurait constituer une règle pérenne pour toute évaluation

Intégrer une part plus significative de jugement, et réduire la place des approches calculatoires automatisées, nous semble constituer une réponse appropriée aux enjeux de la crise, et permettra aux investisseurs de bénéficier d’une information qui sera plus pertinente, quoique plus subjective.

1  Organisation Mondiale de la Santé
2  International Private Equity and Venture Capital
Prix de vente forcée / au rabais
P = cours de l’action, Q = nombre d’actions
5 Net asset value (actif net réévalué)
6 Last twelve months (multiple établi sur la base des résultats observés sur les 12 derniers mois)
7 Next twelve months (multiple établi sur la base des résultats anticipés sur les 12 prochains mois)