Point de vue
Du devoir de vigilance à une stratégie sociale des achats
Garantir une transition juste tout au long de la chaîne d’approvisionnement
Article co-écrit par Céline Kochinyan, Lou Blanco, Jules Chaillé, Ema Darthiail et Eugénie Duféÿ, des équipes Sustainability de Deloitte France.
Avec près de 2,8 millions de décès liés à l’activité professionnelle par an dans le monde1 et 49,6 millions de personnes vivant en situation d’esclavage moderne en 20212, la dangerosité des conditions de travail dans certaines chaînes d’approvisionnement ne peut plus être ignorée. Régulièrement, de nouveaux scandales questionnent la responsabilité des donneurs d’ordre dans l’amélioration des conditions de travail chez leurs fournisseurs. Ce sont les affaires comme celles de Foxconn (2010), du Rana Plaza (2013) ou des Ouïghours (2019) qui poussent le législateur à imposer de nouvelles contraintes pour faire respecter le droit du travail et plus largement les droits humains dans le monde entier. Dans ce contexte de plus en plus exigeant, les donneurs d’ordre doivent se saisir de leurs responsabilités sociales.
Pour adresser les enjeux liés à la transition environnementale des chaînes d’approvisionnement, la fonction Achats porte ainsi la responsabilité d'une transition juste, qui implique de garantir les droits, les moyens de subsistance et les opportunités d’emploi décent de tous les travailleurs face aux transformations des économies et des modes de travail.
Des pressions réglementaires croissantes pour adresser les défis de la transition juste3 des chaînes d’approvisionnement
La loi française sur le devoir de vigilance (2017) a étendu le périmètre de responsabilité des entreprises à l’ensemble de leurs chaînes d’approvisionnement. Celles-ci ont désormais l’obligation de prévenir et de stopper les atteintes aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes engendrées par leurs activités et celles de leurs partenaires commerciaux directs et indirects. Cette réglementation sera bientôt appliquée à l’échelle de l’Union européenne grâce à la proposition de directive sur le devoir de vigilance4 présentée par la Commission en février 2022. En attendant, la Commission européenne envoie aux donneurs d’ordre un signal fort en proposant le 14 septembre 2022 d’interdire la mise sur le marché européen de tout produit issu du travail forcé5.
Une taxonomie sociale européenne6 pourrait instaurer une classification des activités des entreprises de manière à orienter les investissements vers celles qui contribuent aux objectifs sociaux européens, définis selon trois catégories : travail décent, niveau de vie décent et bien-être, ainsi que communautés et sociétés inclusives et durables.
En parallèle, les normes développées par l’Efrag dans le cadre de la corporate sustainability reporting directive (CSRD)7 proposent d’enrichir le reporting extra-financier des entreprises. À partir de 2024, les entreprises soumises à cette réglementation devront publier un rapport de durabilité adressant plusieurs composantes de la transition juste, notamment :
Ces évolutions réglementaires poussent la fonction achats à considérer trois défis d’ordre social dans leurs chaînes d’approvisionnement : les droits du travail, la diversité et l’inclusion des travailleurs ainsi que la place accordée aux territoires et aux communautés locales.
L’expertise de partenaires locaux spécialisés, associations ou entreprises issues de l’économie sociale et solidaire, s’avère essentielle pour construire et déployer des feuilles de route répondant à la diversité des enjeux de la transition juste.
Intégrer une stratégie sociale tout au long du processus achats
À chaque étape du processus achats, il existe des leviers efficaces afin d’engager l’ensemble de son panel fournisseurs vers une stratégie sociale des achats. Il convient de cartographier ses catégories d’achats pour prioriser le déploiement progressif des bons leviers :
Définition du besoin et sourcing des fournisseurs
Lors de cette première étape du processus achats, les donneurs d’ordre peuvent adopter plusieurs niveaux d’engagement. Le premier consiste à partager leur stratégie sociale au travers de leur cahier des charges et à prendre en compte les enjeux sociaux spécifiques liés au secteur et au pays d’origine du produit ou du service acheté. Les acteurs qui le souhaitent peuvent également inviter les fournisseurs candidats à présenter leur propre stratégie sociale lors des appels d’offres. Pour aller encore plus loin, les donneurs d’ordre peuvent s’impliquer pour faciliter l’accès des TPE/PME et entreprises de l’ESS (économie sociale et solidaire) aux appels d’offres, au travers de partenariats institutionnels (par exemple le Pacte PME pour le PME-TPE, Handeco pour les EA-ESAT) ou en ayant recours à des plateformes publiques. Le « Marché de l’Inclusion » est un exemple de plateforme développée par le gouvernement français qui référence 8 000 entreprises inclusives.
Bercy publie un guide dédié aux aspects sociaux de la commande publique
La direction des achats de l’État (DAE) et la délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) ont récemment publié l’édition 2022 de leur guide sur les aspects sociaux de la commande publique8 qui accompagne les acheteurs dans l’identification des fournisseurs les plus vertueux, en particulier ceux soutenant l’insertion des publics éloignés de l’emploi, le commerce équitable et l’égalité femmes-hommes.
Contractualisation de l’engagement social
De la même manière, l’intégration de l’engagement social dans la contractualisation entre fournisseur et donneur d’ordre peut se matérialiser à travers plusieurs leviers. Le plus accessible consiste à demander au fournisseur de signer une charte d’engagement social adossée au contrat. Les donneurs d’ordre les plus ambitieux peuvent également instaurer des contrats de performance sociale qui accordent un bonus/malus au fournisseur, voire libèrent une partie du prix du contrat selon l’atteinte d’objectifs définis en amont et accompagnés annuellement lors des business reviews, ou encore transformer le format du contrat pour s’adapter aux enjeux de la prestation : simplification du contrat pour les PME-TPE, contrat tripartite, contrat pluriannuel, etc. La Ville de Lille a par exemple souhaité engager son fournisseur de prestations de propreté sur l’enjeu du bien-être au travail de ses agents. Les parties prenantes ont ainsi signé un contrat de performance sociale incitant le fournisseur à mettre en place les mesures nécessaires pour augmenter le bien-être au travail de ses salariés, ici mesuré mensuellement au travers de leur taux d’absentéisme. Ce mode de contractualisation a permis d’observer une réduction du taux d’absentéisme des salariés d’environ un tiers.
Réalisation du projet et suivi de la prestation
La structuration d’une gouvernance claire, impliquant des échanges réguliers entre fournisseur et donneur d’ordre tout au long de la prestation, est une condition sine qua non pour garantir le bon suivi du projet. Il peut également être pertinent d’accompagner la montée en compétence des parties prenantes en contribuant à leur sensibilisation et acculturation aux enjeux sociaux du secteur, à travers l’intervention d’un expert local sur l’empreinte territoriale du projet. Enfin, certains acteurs s’engagent pour renforcer encore davantage leur impact social en déployant des projets multipartites en collaboration avec les fournisseurs et des partenaires de confiance spécialisés (ex : UEBT, Ecocert) afin de répondre précisément aux enjeux sociaux en local et, par la même occasion, rendre leur chaîne d’approvisionnement plus résiliente.
Le Groupe L’Oréal a par exemple adopté une démarche de ce type en développant depuis 2014 son programme « Solidarity Sourcing » qui a pour objectif de soutenir des personnes en situation de vulnérabilité à accéder à un emploi durable ou à un revenu décent. Dans ce cadre, le groupe a lancé un projet terrain de sourcing durable au Burkina Faso dont le but est de soutenir l’autonomisation financière des femmes cueilleuses de karité. Au total, 35 426 femmes ont été accompagnées grâce à ce projet en 2021.
Évaluation du fournisseur
Finalement, l’évaluation du fournisseur est une étape-clé pour faire le bilan de la performance sociale du fournisseur et valoriser sa démarche d’engagement. Dans une dynamique de mesure d’impact, les donneurs d’ordre peuvent définir des indicateurs pertinents et collecter les données correspondantes afin de mesurer l’impact des projets déployés auprès des fournisseurs, mais aussi intégrer des critères sociaux dans les évaluations de performance des fournisseurs. Pour aller plus loin, les donneurs d’ordre souhaitant accompagner leurs partenaires peuvent établir des plans d’action et de mitigation en vue d’aligner la performance du fournisseur avec les objectifs de leur stratégie sociale. Les actions de valorisation telles que des trophées fournisseurs responsables ou des mises en relation internes pour les acteurs à impact positif permettent également d’encourager la montée en compétence des fournisseurs sur les enjeux sociaux.
En octobre 2020, la direction des achats groupe d’Air Liquide ont organisé en France sous format virtuel le troisième « Business Meeting » du secteur du travail protégé et adapté. Parmi une centaine d’invités, 10 établissements et services d’aide par le travail (ESAT) et entreprises adaptées (EA) ont eu l’opportunité de présenter des réalisations communes à des filiales du groupe, sur une large gamme d’activités et de services couvrant toute la France. 80 % des ESAT et EA invités lors du Business Meeting de 2019 ont pu initier ou renouveler une relation commerciale avec le Groupe.
Notre conviction : la stratégie sociale des achats, une étape essentielle pour construire des chaînes d’approvisionnement résilientes
Les initiatives de co-construction permettent non seulement de maintenir des exigences élevées en matière de performance sociale de l’entreprise pour anticiper sa mise en conformité réglementaire, mais également d’ériger des relations fortes avec ses partenaires pour décupler l’impact positif des projets développés et renforcer la résilience des chaînes d’approvisionnement. Il s’agit de ne plus voir l’achat comme une simple relation commerciale mais bien comme un investissement dans la durée qui implique de nombreuses parties prenantes.
Nos retours d’expérience montrent également que l’élaboration d’une stratégie sociale des achats permet une meilleure connaissance de ses chaînes d’approvisionnement et facilite les exercices de reporting. En ouvrant l’accès aux appels d’offres de nouveaux acteurs, le donneur d’ordre diversifie son panel de fournisseurs, évite les risques de rupture sur sa chaîne d’approvisionnement et capte de potentielles innovations. La construction d’une stratégie sociale des achats devient ainsi un véritable enjeu de performance.
1 XXIe Congrès mondial sur la sécurité et la santé au travail, L’OIT appelle à s’attaquer à la hausse des lésions et maladies professionnelles mortelles (ilo.org), septembre 2021
2 Organisation Internationale du Travail, Travail forcé, esclavage moderne et traite des êtres humains (Travail forcé, esclavage moderne et traite des êtres humains) (ilo.org), septembre 2022
3 D’après l’Organisation Internationale du Travail, « Une transition juste signifie verdir l'économie d'une manière aussi juste et inclusive que possible pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté »
4 1_1_183885_prop_dir_susta_en.pdf (europa.eu), février 2022
5 Commission européenne, La Commission prend des mesures pour interdire les produits issus du travail forcé sur le marché de l'Union européenne (europa.eu), septembre 2022
6 Plateform on Sustainable Finance, Final Report on Social Taxonomy (europa.eu), février 2022
7 Efrag, Public consultation on the first set of Draft ESRS
8 Ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Achats publics durables : publication de la nouvelle version du guide sur les aspects sociaux de la commande publique, septembre 2022
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