Point de vue
[#4 Traçabilité] L’impérative nécessité du dialogue fournisseurs pour transformer les filières
Article co-écrit par les équipes achats, agro et décarbonation des équipes Sustainability de Deloitte France : Maxime Ghafari, Léo Corbet, Adèle Caillière et Céline Kochinyan.
L’évolution du cadre réglementaire implique les fournisseurs de tous rangs dans les stratégies d’achats durables des entreprises.
Pour rendre leurs chaînes d’approvisionnement responsables, les marques ont jusqu’alors eu pour habitude de présenter à leurs fournisseurs de rang 1 leurs propres exigences de durabilité, en comptant sur une répercussion en cascade de ces directives à l’ensemble des fournisseurs de la chaîne d’approvisionnement.
Aujourd’hui, les attentes des consommateurs et le renforcement de la responsabilité du premier donneur d’ordre sur les chaînes d’approvisionnement imposent aux entreprises une meilleure connaissance et davantage de transparence sur l’origine, les modes de production et les impacts de leurs produits.
Cependant, les exigences que s’imposent les marques, notamment au travers de leur plan de vigilance, ne sont pas suffisantes pour assurer leur mise en œuvre auprès de leurs fournisseurs. Des événements tragiques, tels que l’effondrement du Rana Plaza, en avril 2013 au Bangladesh, sont la preuve du non-respect des normes en matière de droits humains, et témoignent du manque de visibilité des premiers donneurs d’ordre sur les conditions de production de leurs produits. L’opacité des chaînes d’approvisionnement ne fait qu’amplifier le manque de leviers d’actions des marques pour accompagner la transformation de leurs filières en collaboration avec leurs fournisseurs.
Pour répondre aux risques sociaux et environnementaux sur les supply chains, des mesures d’amélioration des pratiques sont donc à co-construire directement avec les fournisseurs, une fois ces chaînes d’approvisionnement connues et tracées.
I) Pré-requis : adapter le niveau de dialogue à ses catégories de fournisseurs de rang 1
Il ne suffit donc plus de demander aux fournisseurs de porter seuls l’ambition de transformation d’une filière. L’enjeu aujourd’hui est de créer de véritables communautés, réunies autour d’objectifs et de plans d’actions communs, cohérents et pérennes, en engageant un dialogue avec les fournisseurs de rang 1 et en le facilitant avec leurs propres fournisseurs, les fournisseurs de leurs fournisseurs et ainsi de suite...
Il s’agit de repenser la gouvernance et les rapports de force pour travailler ensemble, en garantissant une protection concurrentielle le cas échéant, pour faciliter l’échange d’informations entre pairs.
Mieux engager les acteurs de la chaîne implique d’adapter la stratégie relationnelle à chaque typologie de fournisseurs de rang 1 :
- Stratégique : ce niveau implique un engagement fort auprès de fournisseurs clés pour le donneur d’ordre (volume d’achat, substituabilité, médiatisation, business continuity, risque RSE majeur…) et sa démarche de transformation des filières. Ces fournisseurs seront les plus impliqués dans la démarche et les porte-drapeaux de l’adhésion à celle-ci.
- Opérationnel : ce niveau intermédiaire illustre un engagement moins fort mais facilitant l’appropriation des fournisseurs à la démarche en mettant à leur disposition tous les outils leur permettant de convaincre leurs propres fournisseurs.
- Tactique : à ce niveau, l’engagement est plus limité et le partage d’informations concernant l’avancée du projet et les meilleures pratiques à partager se fait à échéance régulière.
Les critères de catégorisation peuvent varier selon la filière et l’activité du donneur d’ordre.
Ainsi, chaque fournisseur de la chaîne est équipé de manière ciblée de tous les outils nécessaires pour engager le dialogue avec ses propres fournisseurs et s’approprie la démarche en la faisant remonter « en cascade » aux rangs supérieurs. Cette autonomisation permet aux fournisseurs de confronter le niveau d’ambition impulsé par le donneur d’ordre avec ses propres fournisseurs.
II) Bonnes pratiques de dialogue fournisseurs : nos insights
Nous avons identifié avec nos clients cinq modalités d’animation du dialogue fournisseur, auxquels peuvent s’associer des outils ou pratiques agiles, nécessairement évolutifs.
Distinguons d’une part les canaux de communication descendants et horizontaux.
- Les newsletters permettent par exemple de partager de l’information concernant les évolutions réglementaires impactant le secteur, ou sur les dernières actualités liées à la filière. Les webinaires permettent quant à eux d’adresser les avancées sur la démarche de transformation de la filière, maintenant un dialogue constant avec les fournisseurs et permettant un échange continu pour collecter et analyser les retours des fournisseurs sur la démarche.
Enfin, la création de boîtes à outils (formation aux enjeux du devoir de vigilance, calcul d’empreinte carbone ou d’impact biodiversité, etc.) diffusables auprès de toute la chaîne, traduites dans plusieurs langues et adaptées au périmètre géographique et culturel participent à la réussite de l’embarquement.
- Les canaux horizontaux permettent aux fournisseurs de partager entre eux leur expérience sur la démarche : les séminaires sont pertinents pour imaginer, par exemple avec les fournisseurs, le futur durable d’une filière ou d‘une matière première, afin d’identifier ensemble les risques à venir. Des tables rondes par typologie de fournisseurs peuvent également faciliter l’échange de bonnes pratiques dans l’embarquement des fournisseurs de rang supérieur.
Face aux fournisseurs qui ne souhaiteraient pas s’engager dans la démarche ou qui rencontreraient un blocage auprès de leurs propres fournisseurs, des entretiens personnalisés avec les fournisseurs de rang 1 ou plus sont souvent requis. Ces derniers permettent de comprendre les freins rencontrés et d’imaginer les solutions ad hoc directement avec les fournisseurs.
Les contrats sont le levier le plus automatique pour encourager les fournisseurs à améliorer les pratiques. L’agroalimentaire utilise par exemple depuis plusieurs années des contrats long terme -pluriannuels, ou tripartites - donneur d’ordre et fournisseurs de rang 1 et 2 - pour donner aux fournisseurs la sécurité nécessaire en termes de commandes pour investir dans des pratiques plus durables (le bio, le local, etc.).
Les contrats de performance environnementale, venus des pays anglo-saxons et peu utilisés en France dans le privé, représentent un levier d’action puissant pour répondre aux lois sur le devoir de vigilance. L’ajout de clauses de performance RSE aux contrats de fournisseurs de rang 1, liant les résultats mesurables des fournisseurs en matière de RSE à une pénalité, une prime, voire même la libération d’une partie du prix, induit un « effet domino » sur la chaîne d’approvisionnement. Pour atteindre ses propres objectifs, le fournisseur de rang 1 doit compter sur les résultats de ses propres fournisseurs et est ainsi incité à reporter la clause dans ses propres contrats fournisseurs...
De nombreuses marques ont maintenant l’habitude de lancer des tournées de co-innovation avec leurs fournisseurs de rang 1 pour imaginer avec leurs acheteurs, développeur/designer et fournisseurs les meilleures solutions à un risque identifié. Celles-ci peuvent être techniques, de l’ordre du processus ou d’un remaniement organisationnel.
Il s’agit ensuite de tester ensemble la solution imaginée en (co-)finançant un pilote visant à en évaluer la faisabilité.
Ce cycle d’innovation peut même donner lieu à un dépôt de co-brevet entre le donneur d’ordre et le fournisseur, afin de partager la propriété intellectuelle de la solution testée.
Le pilotage d’une relation fournisseur durable par le dialogue est la pierre angulaire des projets de transformation des filières. C’est en associant traçabilité, méthodologies de mesure des risques (matières première, carbone, biodiversité, droits humains, etc.) et en animant les communautés de fournisseurs engagés autour d’objectifs communs que les filières d’approvisionnement deviendront plus résilientes.
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