swissVR Monitor : Que doit-on faire et ne pas faire en matière de rémunération des membres du CA ?
Philippe Weber : De mon point de vue, il y a trois aspects importants à prendre en compte : l’adéquation, l’indépendance et la transparence. La rémunération doit permettre au conseil d’administration d’assumer sa fonction de surveillance vis-à-vis de la direction en y consacrant le temps nécessaire et en faisant preuve de toute la diligence requise, dans les bonnes comme dans les mauvaises périodes. Pour évaluer l’adéquation, on peut utiliser le benchmarking, c’est-à-dire la comparaison avec d’autres entreprises si possible du même secteur et de taille comparable (peer review). On doit cependant toujours garder à l’esprit que l’investissement personnel et le risque lié au mandat d’administrateur/trice dépendent fortement des circonstances concrètes au cas par cas, par ex. la taille, la complexité, la capacité financière et le degré de maturité ou le dynamisme de l’entreprise, le champ réglementaire, la structure de l’actionnariat, la taille du CA et les connaissances spécialisées particulières de ses membres, le nombre de comités et de réunions, ainsi que les relations du CA avec la direction. Ensuite, les charges ainsi que les risques juridiques et réputationnels sont souvent plus importants pour le CA d’une entreprise cotée en bourse que pour celui d’une société de capitaux privés. En bref, l’adéquation de la rémunération doit être évaluée en profondeur ; une simple comparaison avec d’autres entreprises n’est pas pertinente.
Dans les sociétés cotées en particulier, le critère de l’indépendance du CA prend une importance croissante. Pour les membres de CA indépendants, il est donc important, selon moi, qu’ils conservent aussi une indépendance financière suffisante. En d’autres termes, ils ne doivent pas être dépendants de leur rémunération au point de ne plus être libres de leurs actes. Dans le même temps, il est souvent demandé aux membres de CA qu’ils mettent aussi leurs intérêts en jeu. L’attribution d’actions, qui peuvent être bloquées pendant un certain temps comme composante d’une rémunération fixe peut par conséquent être judicieuse. Du point de vue du Code suisse de bonnes pratiques pour le gouvernement d’entreprise, il vaut mieux néanmoins refuser les options et autres instruments comparables pour la rémunération du CA. En général, on s’abstient également de verser un bonus en fonction des résultats à des membres non exécutifs du CA ou de les intégrer dans des plans d’incitation à long terme sur plusieurs années.
Grâce aux dispositions de l’ordonnance sur les rémunérations, qui dérivent de l’initiative Minder (initiative contre les rémunérations abusives) et qui sont désormais intégrées dans le droit révisé des sociétés anonymes, on peut dire de manière générale qu’il règne un degré très élevé de transparence dans les sociétés cotées en bourse. La transparence y est donc garantie par la loi. En revanche, pour les sociétés non cotées en bourse, même sous le régime du droit révisé des sociétés anonymes, seules les dispositions légales de transparence rudimentaires en vigueur (notamment les articles 697 et suivants du Code des obligations révisé) s’appliquent. Il peut donc être recommandé, dans certains cas, de prendre des dispositions complémentaires dans les statuts, par exemple sur la détermination et l’approbation de la rémunération du CA par l’AG, et non pas par le CA lui-même ainsi que le prévoit la législation. Pour les grandes sociétés non cotées, on peut aussi envisager une application volontaire (de parties) du Code suisse de bonnes pratiques pour le gouvernement d’entreprise ou des dispositions légales de rémunération en vigueur pour les sociétés cotées. Chaque cas doit être étudié de manière très approfondie.
swissVR Monitor : Quels sont les plus grands défis qui se posent aux membres du CA en matière de rémunération (par ex. montant adéquat, répartition équitable/différences entre les membres du CA, etc.) ?
Philippe Weber : Je peux vous renvoyer en grande partie à ma réponse précédente. D’après mon expérience, il est rare que les différences de rémunération entre les membres du CA suscitent des discussions tant que les critères de base sont objectifs. Par exemple, il y a souvent une rémunération de base fixe, qui est identique pour chacun(e) des membres, et les fonctions supplémentaires (par ex. président(e), « Lead Independent Director », président(e) ou membre dans un comité) sont rémunérées en plus ; dans certains cas, il existe aussi un système de rémunération par réunion. Comme je l’ai mentionné, les rémunérations variables des membres non exécutifs du CA sont, à mon avis et à juste titre, une exception.
Ces dernières années, dans de nombreuses entreprises, le CA a été exceptionnellement très sollicité, notamment en raison de la pandémie de Covid, de la guerre en Ukraine, des difficultés d’approvisionnement, du changement des taux d’intérêts et de l’inflation galopante. Souvent, on entend dire que, lorsqu’une entreprise se porte mal, le CA devrait aussi diminuer sa rémunération. Naturellement, il convient de toujours faire preuve de discernement. Mais il faut tenir compte du fait que le CA ne perçoit en général qu’une rémunération fixe. Comme il n’y a pas de bonus variable en période de prospérité, il est juste qu’un CA reste correctement rémunéré dans les périodes difficiles pour l’investissement fourni et les risques souvent accrus qu’il encourt sur le plan juridique et en termes de réputation.
swissVR Monitor : Est-il important, selon vous, de communiquer des informations sur la rémunération du CA à différentes parties prenantes, notamment aux actionnaires ?
Philippe Weber : Les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise et méritent la transparence en matière de rémunération du CA. Sur ce point, je salue les dispositions progressistes prises par la Suisse concernant les entreprises cotées, qui ont été instaurées avec l’adoption de l’initiative Minder et qui sont désormais ancrées dans le droit révisé des sociétés anonymes. Je pense que l’obligation de transparence a aussi amélioré la qualité du travail des comités de rémunération des sociétés cotées, en accordant par exemple une plus grande importance aux questions de rémunération. Pour les sociétés non cotées, comme je l’ai dit, il n’existe légalement que des droits limités à l’information des actionnaires et les faire valoir par voie judiciaire est difficile. Dans certains cas, par exemple pour les grandes entreprises qui se préparent à entrer en bourse, il est donc recommandé parfois de convenir dans les statuts ou la convention entre actionnaires de droits à l’information plus étendus ou d’appliquer volontairement certaines règles applicables aux sociétés cotées.
swisssVR Monitor : Comment la publication d’informations sur la rémunération du CA évolue-t-elle avec le temps ? Les entreprises se montrentelles plus transparentes en la matière ?
Philippe Weber : Pour les entreprises cotées en bourse, j’ai pu constater que le degré de détail des rapports sur les rémunérations a tendance à augmenter continuellement. Cette évolution n’est pas uniquement due à la loi : des représentants d’actionnaires, que l’on appelle proxi advisors, ainsi que d’autres parties prenantes, examinent d’un œil critique les rapports sur les rémunérations et tentent d’exercer une influence. Il peut s’agir, par exemple, de recommandations de vote qui sont données à l’assemblée générale ou de données détaillées remises aux entreprises. Les notations de gouvernance d’entreprise par ces institutions, qui prennent en considération, entre autres, des aspects de la rémunération sont également devenues des instruments appréciés.
Il est intéressant de constater que des entreprises sont parfois sanctionnées par des représentants d’actionnaires ou les médias lorsqu’elles se montrent spontanément plus transparentes sur les questions de rémunération que ne l’exige la loi ou lorsqu’elles sont plus transparentes que leurs pairs. En matière de transparence, il est important de trouver la bonne mesure. Par ailleurs, il est important de veiller à une certaine continuité et à une certaine cohérence en matière de reporting afin de pouvoir comparer avec les informations des années précédentes.
swissVR Monitor : De votre point de vue d’avocat, à quoi faut-il prêter attention sur le plan juridique en matière de rémunération du CA ?
Philippe Weber : Les règles relatives à la rémunération des sociétés cotées énoncées dans le Code des obligations sont très détaillées et strictes, et ne pas les respecter peut entraîner de graves conséquences, jusqu’à la sanction pénale personnelle et à la perte durable de sa propre réputation. Il est donc impératif de respecter ces règles à la lettre. Si un CA doute sur la manière d’appliquer ces règles de rémunération, par exemple si une prestation est qualifiée de « rémunération » ou si elle est couverte par les statuts, « se faire conseiller » est un principe bien établi qui doit s’appliquer. Des erreurs peuvent se produire, mais lorsqu’un CA peut prouver qu’il a été attentif, c’est-à-dire qu’il a respecté les formalités légales, que les conflits d’intérêts potentiels ont été divulgués et que, sur le fond, le CA a demandé conseil à un expert, il devient très difficile de reprocher au CA quoi que ce soit sur le plan juridique. Les risques sur le plan juridique sont une chose, mais la question de la réputation est aujourd’hui tout aussi importante. Outre une analyse juridique, je recommande donc, en cas de questions critiques, de toujours procéder à un smell test. Il existe aujourd’hui plusieurs exemples de situations, dans lesquelles on a certes formellement respecté la loi, mais où le manque de discernement a tout de même porté durablement atteinte à la réputation. De manière générale, les sociétés non cotées disposent d’une plus grande flexibilité. Mais là encore, il faut veiller à ce qu’il n’y ait pas de disproportion manifeste entre
la prestation et la contre-prestation et à ce que les rémunérations injustifiées soient remboursées sous certaines conditions.
Le traitement des rémunérations des membres du CA sur le plan du droit des assurances sociales est un sujet complexe. En principe, l’activité de membre de conseil d’administration est considérée vis-à-vis de l’AVS comme une activité lucrative de personne dépendante, c’est-à-dire que les honoraires du CA sont en principe soumis à l’AVS et l’obligation de cotiser à la LPP doit aussi être respectée. L’application concrète de ces dispositions au cas par cas peut être néanmoins très difficile, par exemple lorsque des membres du CA sont domiciliés à l’étranger, lorsqu’ils exercent une autre activité et/ou lorsqu’ils sont déjà à la retraite. En cas de situation complexe, il faut demander conseil à un expert, d’autant plus qu’une violation de ces règles peut entraîner, dans le pire des cas, l’engagement de la responsabilité personnelle des membres du CA. Bien qu’il ne s’agisse pas juridiquement d’un élément de rémunération, un CA doit veiller à ce que la société ait souscrit une Directors & Officers Insurance (assurance D&O) adéquate. Le terme « adéquate » ne concerne pas seulement le montant de la couverture d’assurance : il faut aussi prendre garde aux exclusions inhabituelles.
Pour résumer succinctement, on peut dire que pour les sociétés cotées, la rémunération du CA est étroitement réglementée et que le respect des règles est suivi de près non seulement par les actionnaires, mais aussi par les représentants d’actionnaires (proxy advisors), les médias et d’autres parties prenantes. Si un CA ne respecte pas les principes d’adéquation et de transparence, cela peut non seulement avoir des conséquences négatives sur le plan juridique, mais cela peut aussi considérablement porter atteinte à la réputation de l’entreprise et de tous les membres du CA. Dans les sociétés non cotées, il existe moins de transparence pour des raisons juridiques et il appartient aux actionnaires d’établir de nouvelles règles plus strictes par voie contractuelle ou dans les statuts.
Philippe Weber
Membre du conseil d’administration et du comité de rémunération d’EDAG Engineering Group, de Leonteq, de Medacta et de PolyPeptide
Philippe Weber a obtenu un doctorat en droit en 1995 à l’Université de Zurich avec une mention honorifique (summa cum laude). Après un LL.M. (avec mention) à l’Institut universitaire européen
(Fiesole), il est devenu avocat collaborateur au sein du cabinet Niederer Kraft Frey, où il travaille en qualité d’associé depuis 2002. De 2015 à 2021, il a exercé la fonction de managing partner chez NKF. En tant que co-dirigeant de l’équipe NKF Transaction, Philippe Weber représente régulièrement des clients suisses et internationaux, y compris des entreprises, des entrepreneurs, des fonds de Private Equity et des fonds souverains dans le cadre de transactions importantes et complexes Corporate/M&A et Capital Markets. Il a été, par exemple, l’avocat suisse principal dans les
introductions en bourse de Stadler Rail, de SFS, de VAT, de Landis+Gyr, de Medacta, de PolyPeptide, d’EFG International et d’EPIC Suisse AG. Dans le Chambers Global et d’autres classements, il figure depuis des années parmi les meilleurs pour les opérations de fusions-acquisitions et les marchés de capitaux. Enfin, LegalCommunity lui a récemment décerné les titres de Swiss M&A Lawyer et de Swiss Capital Markets Lawyer of the Year 2022.