Point de vue

Transition énergétique : regards croisés sur le « monde d'après »

Le plan de relance de l'économie va-t-il profiter à la transition énergétique ? Cette question, Les Echos l'ont posée à trois des meilleurs experts du secteur de l'énergie : Catherine Rivière (IFPEN), Olivier Perrin (Monitor Deloitte) et Jean-Marc Jancovici (The Shift Project)

Quelle sera la trajectoire de la transition énergétique dans le « monde d'après » ? Regards croisés entre trois experts : Catherine Rivière, directrice générale adjointe de la recherche et de l'innovation à l'IFP Energies nouvelles, Olivier Perrin, associé chargé de stratégie en énergie, ressources, et industrie chez Monitor Deloitte, et Jean-Marc Jancovici, fondateur et président du think tank sur la transition carbone The Shift Project.

 

Pensez-vous que la phase de relance de l'économie dans laquelle nous entrons va accélérer ou au contraire ralentir la transition énergétique ?


Catherine Rivière : « Il ne me paraît pas possible d'imaginer le futur sans prendre en compte l'urgence climatique, sans pour autant oublier les attentes sociétales et la composante humaine. S'agissant de la transition et de son accélération, nous devons continuer à nous appuyer sur les résultats de la recherche, qui ont déjà permis la baisse des coûts du solaire et de l'éolien. Il convient également de poursuivre les investissements en R & D sur le stockage d'énergie, les biocarburants, le captage et le stockage du CO2, ou l'électrification des véhicules, dont les progrès sont d'ores et déjà très encourageants. En parallèle, des initiatives apparaissent déjà pour relocaliser en France et en Europe certaines filières industrielles. L''Airbus des batteries' en fournit un bel exemple. Une filière des biocarburants avancés est également à construire et représente une belle occasion à saisir pour l'Europe. »

Olivier Perrin : « L'enjeu n'est plus celui des ambitions, qui restent insuffisantes, mais bien de leur concrétisation. Beaucoup d'entreprises sont prêtes, la société attend cela, les investisseurs se positionnent… Les gouvernements européens ont aujourd'hui les cartes en main, puisque ce sont eux qui financent massivement la relance de l'économie. Il convient ainsi de renforcer et d'accélérer la mise en oeuvre du 'Green Deal', et de multiplier les efforts ciblés de R & D et d'innovation en matière d'efficacité énergétique ou de mobilité. Mais la transition dépend aussi fortement des actionnaires et des consommateurs. Reste que les bénéfices ne seront pas immédiats, et l'impact social inévitable, au moins à court terme, avec la destruction d'emplois 'carbonés'. Mais les créations d'emplois résultant d'une transition plus rapide seront supérieures aux destructions : 100 millions contre 60 millions au niveau mondial ! »

Jean-Marc Jancovici : « Tout dépend de ce que l'on entend par 'transition énergétique'. Si on parle de la transition 'classique', développant l'éolien et les panneaux solaires, pour s'attaquer à un nucléaire qui ne pèse ni sur les émissions de CO2 ni sur nos importations, elle sera maintenue. Mais elle ne sert à rien pour diminuer notre dépendance aux énergies fossiles, qui sera maintenue, car les différents plans de relance en Europe vont conforter les activités en place. Même maintenant nous pensons qu'il y a le temps, et que ce n'est pas encore le moment de faire les choses en grand. Mais nous avons tout juste trente ans pour diviser nos émissions par six. Et, en plus, nous allons 'transitionner' en décroissance : ce ne sera pas plus facile demain, loin s'en faut. Pour limiter notre dépendance aux énergies fossiles, il conviendrait d'opérer dès maintenant une réelle conversion des transports, de faire dégonfler nos grandes villes, de déspécialiser nos régions agricoles… Mais nos dirigeants sont-ils vraiment capables de changer de logiciel ? »

Ce qui s'est passé sur les marchés autour des énergies fossiles, avec notamment un prix du baril négatif, est-ce là un mini-krach conjoncturel ou le révélateur de ruptures plus profondes et durables ?


Catherine Rivière :« La faiblesse actuelle des prix du pétrole résulte avant tout du déséquilibre entre une offre surabondante et l'effondrement de la demande lié au confinement planétaire. Cela se résoudra progressivement par une baisse de la production quand les stockages ne pourront plus absorber l'excès d'offre. Déjà présent en début d'année, l'excédent de gaz a été également accentué par la crise. Avec la reprise progressive de la demande, l'ajustement de l'offre devrait permettre de trouver un nouvel équilibre, probablement bien en dessous des prix de début d'année, mais très difficile à prédire tant les incertitudes sont fortes… »

Olivier Perrin : « L'offre est aujourd'hui largement suffisante pour satisfaire la demande. Notamment du fait qu'Arabie saoudite et Russie sont parvenus à s'entendre - en tout cas pour l'instant - pour détruire les parts de marché de leurs compétiteurs (schistes états-uniens, sables canadiens, pétrole lourd, offshore profond), dont les coûts sont très nettement supérieurs aux leurs, y compris d'un point de vue environnemental. La réduction de la production (de moins de 10 millions de barils au 1er mai) est inédite, techniquement risquée, mais insuffisante pour ajuster l'offre et la demande sur les prochains mois. Les marchés vont donc rester chaotiques, et bas - moins de 45 dollars le baril - au moins pendant plusieurs trimestres. »

Jean-Marc Jancovici : « Le prix du pétrole est devenu volatil. Alors que le prix du baril en dollars constants (environ 20 dollars) n'avait pratiquement pas évolué pendant le siècle précédant le premier choc pétrolier, son prix a oscillé depuis. D'abord lentement. Plus rapidement aujourd'hui. Et rien ne dit, au-delà des aspects conjoncturels immédiats - aux Etats-Unis notamment -, que son prix n'aura ainsi pas grimpé à 80 dollars d'ici deux ans ! Une confirmation parmi d'autres que vous ne pouvez pas vous fier à la seule main invisible du marché, et qu'il faut réguler. »

Automobile, immobilier, mobilité, procédés industriels, production et stockage des énergies renouvelables… Dans quels domaines des progrès structurels pourraient-ils intervenir rapidement ? A quelle échéance, selon vous ?


Catherine Rivière : « L'objectif de neutralité carbone en 2050 engage tous les secteurs industriels. A IFPEN, nos efforts de recherche et d'innovation portent en particulier sur deux secteurs très émetteurs en CO2 : le transport et l'industrie. Décarboner les transports peut passer par le déploiement de biocarburants avancés, comme la technologie de bioéthanol Futurol et celle du biométhane, applicables aux transports lourds terrestres mais aussi aériens, ou encore par la diffusion du GNL dans le secteur maritime… Pour l'industrie (sidérurgie, raffinage, cimenteries, chimie), la décarbonation sera d'abord opérée par les technologies de captage et de stockage du CO2, dont le développement a débuté, notamment à Dunkerque dans le cadre d'un projet porté par IFPEN, et qui devrait être pleinement déployé dans la décennie actuelle. »

Olivier Perrin : « A court et moyen terme, trois points me paraissent essentiels : d'abord, relocaliser certaines activités sur le territoire pour réduire la vulnérabilité des chaînes de valeur - je pense notamment aux panneaux photovoltaïques. Il est également urgent de rattraper notre retard dans des secteurs essentiels à la transition tels que le numérique ou la mobilité (production de batteries, matériaux avancés). Enfin, il faut conditionner les aides aux engagements des entreprises. Dans le bâtiment, favorisons le passage à l'acte en renforçant les dispositifs d'aide, d'accompagnement et de formation de la filière. Enfin, côté transports, détournons-nous des modes polluants non indispensables pour investir enfin dans le développement des mobilités douces et dans le ferroviaire. Or quel signal vient d'envoyer le gouvernement ? Vingt millions d'euros d'aides pour le vélo contre sept milliards pour Air France ! Certes, cette aide est conditionnée à une réduction des vols intérieurs et des émissions de CO2. Mais le déséquilibre est flagrant ! »

Jean-Marc Jancovici : « Le changement le plus nécessaire est celui qui doit se passer dans nos cervelles : c'est celui de notre rapport à la limite. Y arriver sera plus dur que de perfectionner un boulon ! Et il n'est pas sûr que la crise du Covid nous ait rendus beaucoup plus sages… Si nous restons des animaux insatiables obsédés par la croissance, nous serons incapables de gérer la finitude du monde. Les moyens techniques nécessaires pour éviter le chaos, nous les avons déjà. Il faut maintenant accepter le fait qu'il n'y aura pas de retour à la croissance pour nous aider à 'transitionner'. Mais, si nous passons pour partie de la voiture au vélo, est-ce que les gens seront moins heureux ? Pas nécessairement. En attendant, le gouvernement français essaie de faire repartir le monde d'hier, et nos engagements en matière de bas carbone restent trop souvent des bouts de papier sur lesquels tout le monde s'essuie les pieds. »

Propos recueillis par Etienne Thierry-Aymé