Perspectives
La grande entrevue
Harry Rosen : une stratégie adaptée pour prospérer en des temps difficiles
Si vous croisez un homme vêtu de manière impeccable sur Bay Street, il y a fort à parier qu’il achète ses vêtements chez Harry Rosen. Le détaillant de vêtements haut de gamme pour hommes habille les Canadiens au style vestimentaire distingué depuis 1954 et affiche une part impressionnante de ce marché d’un peu plus de 40 %. Se heurtant à un affaiblissement de l’économie et à un accroissement de la concurrence, l’entreprise Harry Rosen se dit prête à relever le défi. Glenn Ives (GI), président du Conseil de Deloitte, a récemment rencontré Larry Rosen (LR), président-directeur général de Harry Rosen.
* L’entrevue a été modifiée pour obtenir la longueur voulue du texte et le rendre plus clair.
GI – Vous avez commencé à travailler au magasin de votre père au milieu des années 1980. Les années 1980 et 1990 ont été un véritable bain de sang pour les détaillants canadiens, avec la fermeture de grands magasins comme Eaton et Simpsons. Comment l’entreprise Harry Rosen a-t-elle réussi non seulement à survivre, mais à prospérer au cours de cette période?
LR – Il n’y a rien de mieux pour apprendre que de traverser un cycle économique. Cela vous permet de dégager les éléments essentiels, comme les attentes du client et l’importance de bien gérer son bilan. Lors de la récession de 2008, qui aurait été la pire de tous les temps, Harry Rosen s’en est tirée presque indemne. Bien des gens sont d’avis que nous traversons actuellement une période difficile, mais je suis persuadé que notre entreprise est en bonne position pour composer avec cette conjoncture. Selon moi, cette période d’adversité est l’occasion de faire ses preuves.
GI – Il semblerait que le nombre de victimes pourrait bientôt s’accumuler sur votre marché avec le lancement d’une gamme de vêtements pour hommes par Holt Renfrew et l’arrivée au Canada de Saks Fifth Avenue et de Nordstrom. Comment comptez-vous vous prémunir contre ces nouveaux concurrents?
LR – Quand nous avons compris il y a de cela quatre ou cinq ans que de prestigieux grands magasins américains viendraient s’installer au Canada, nous avons dû nous interroger sur les raisons qui poussaient les gens à magasiner chez nous et sur la manière dont nous en étions venus à détenir une part aussi importante de marché.
Nous avons décidé de miser sur notre proposition de services, sur nos connaissances de la clientèle et des marchés au Canada et sur le fait que nous sommes les spécialistes des vêtements pour hommes, et nous avons insisté sur ce message. Nous avons élaboré une stratégie qui comprenait un projet d’investissement de 100 millions de dollars visant l’amélioration et l’agrandissement de l’ensemble de notre réseau de magasins afin que le client vive toujours la même forte expérience d’avant-garde Harry Rosen, peu importe le magasin dans lequel il se présente.
Nous avons tenu pour acquis que ces nouveaux venus créeront de meilleurs groupes de détaillants et que grâce à nos nouveaux magasins et à la qualité supérieure de notre service, nous pourrons accroître nos activités. Tous les centres commerciaux de qualité où sont situés nos concurrents attirent de nouveaux locataires, et nous en tirons parti. Dans les autres centres commerciaux, nous veillons à ce que notre marque se distingue de façon évidente par notre niveau de service, le bon goût et la présentation de notre marchandise ainsi que la beauté de nos magasins. Jusqu’à maintenant, notre analyse s’est révélée exacte : nous observons une croissance de nos activités dans tous les marchés, malgré l’arrivée de nouveaux venus.
Pour chacun de nos paramètres, nous nous assurons de sortir gagnants. Comme nous savons comment résister aux cycles économiques, nous avons pu faire en sorte de disposer du capital nécessaire à la réalisation de notre plan.
GI – Pour revenir sur l’immobilier, vous avez envisagé d’ouvrir un magasin satellite, en quelque sorte, à West Vancouver. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait finalement? Vous avez fait beaucoup de recherche avant de prendre une décision, et ce processus m’a interpellé; je crois que c’est ce qui fait votre succès.
LR – Merci! Comme la taille moyenne de nos magasins est de presque 20 000 pieds carrés, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre une mauvaise décision immobilière. Nous n’avons jamais ouvert un magasin qui n’a pas été rentable dès le premier trimestre. La productivité et la rentabilité doivent être au rendez-vous dès le départ, c’est essentiel pour nous. Nous devons être très prudents, étudier les données démographiques et analyser les comportements de nos clients actuels avant de prendre une décision.
GI – Avez-vous déjà pensé à vous lancer sur le marché américain?
LR – L’idée d’une expansion à l’étranger est très intéressante, mais pour les trois prochaines années, nous avons suffisamment à faire pour cimenter notre expansion au Canada. Les États-Unis seront toujours là dans cinq ans.
GI – Vous avez déjà pensé à étendre vos secteurs d’activité. Vous êtes-vous de nouveau penché sur la question récemment?
LR – Il y a plusieurs années, nous avons envisagé la possibilité de créer une gamme de vêtements pour femmes. Nous avons demandé à des conseillers d’examiner notre recherche et, selon eux, la puissance de notre marque reposait sur l’image masculine. Les marques qui offrent des vêtements pour hommes et pour femmes ne sont reconnues que pour l’une de leurs deux gammes, l’autre étant un maillon faible. Notre stratégie consiste donc à élargir nos secteurs d’activité et notre bassin de magasins dans la mesure où le marché canadien des vêtements pour hommes nous le permettra. Par exemple, nous avons misé sur notre secteur des chaussures, qui a augmenté de 20 % par année ces dix dernières années. Nous travaillons actuellement sur une gamme de produits de beauté et, grâce à notre programme d’expansion de magasins, notre présence s’est accrue de 20 % au cours des cinq dernières années. Nous sommes un groupe ambitieux. Nous aimerions faire l’acquisition d’un détaillant complémentaire, mais il s’agit plutôt d’un projet à long terme.
GI – Quelle est votre relation avec le commerce électronique?
LR – Nous avons de solides activités électroniques, mais nous avons eu du mal à trouver un moyen de nous distinguer. Par définition, le commerce électronique est impersonnel, et ce qui nous distingue, c’est le service personnalisé. Nous lancerons au printemps un nouveau système à l’échelle de la chaîne qui permettra aux clients de clavarder avec leur conseiller en vente habituel sur notre site Web pour obtenir des conseils ou de l’aide pour effectuer un achat en ligne. Nous pourrons ainsi personnaliser l’expérience et intégrer notre savoir-faire dans nos activités électroniques. Un widget permet aussi à nos clients de faire une demande de clavardage avec un conseiller du magasin le plus proche. Depuis que nous avons commencé à tester le système, j’ai reçu des commentaires de la part des conseillers comme celui-ci : « C’est vraiment génial, j’ai fait une vente à 3 h du matin! » En réalité, le conseiller n’a pas travaillé en pleine nuit, mais le client a effectué un achat après avoir clavardé plus tôt dans la journée avec lui. Selon nous, ce service connaîtra un franc succès.
GI – Pour ce qui est des systèmes de soutien – des aspects administratifs –, Harry Rosen a-t-elle une longueur d’avance?
LR – Nos systèmes sont très personnalisés. Nous avons notamment un système d’information de pointe sur la clientèle qui permet à nos conseillers en vente d’organiser leur horaire en fonction des demandes de leurs clients. Des gens nous ont même offert d’acheter ce système. Nous avons aussi mis sur pied un système que nous lancerons bientôt et qui permettra à nos conseillers d’interagir avec leurs clients en ligne. Nous déployons beaucoup d’efforts à l’égard de cet aspect de notre entreprise. L’objectif n’est pas de posséder les systèmes les plus sophistiqués, mais bien de posséder des systèmes adaptés pour nous permettre d’appuyer nos activités, et c’est ce que nous réussissons à faire.
GI – Qu’est-ce qui vous préoccupe ces derniers temps au travail?
LR – Nous ne pouvons contrôler ni le dollar canadien, ni le prix du pétrole, ni les conditions météorologiques, c’est pourquoi nous tentons de nous concentrer sur les aspects que nous pouvons maîtriser afin d’atténuer les risques. Parmi les principaux risques auxquels nous sommes exposés actuellement, il y a bien évidemment les nouveaux venus sur le marché qui veulent, entre autres, attirer nos employés. Nous veillons donc à ce que nos employés comprennent les avantages de leur carrière chez nous. Nous offrons des avantages sociaux et une rémunération parmi les meilleurs sur le marché, ce qui ne donne pas de raisons à nos employés de nous quitter. Jusqu’à maintenant, notre approche s’est révélée assez fructueuse.
GI – Ce n’est pas surprenant que vos employés soient fidèles. La forte culture d’entreprise de Harry Rosen a fait ses preuves. Comment faites-vous pour la garder vivante et dynamique?
LR – Je suis fier que notre entreprise fasse partie des lauréates du programme des cultures d’entreprise les plus admirées au Canada (Canada’s Most Admired Corporate Cultures). Il est nettement plus facile d’être un leader quand la culture est solide et bien définie, puisque les gens comprennent clairement quelle est la bonne façon d’agir. Dans notre cas, cela signifie mettre l’accent sur la clientèle, ce que tout le monde fait au sein de l’entreprise. Je me souviens qu’un jour, lors d’une réunion de direction avec mon père, un client l’a appelé pour avoir des conseils sur une paire de chaussettes. Mon père a pris une pause de la réunion pour parler à son client. Tout le monde connaît notre mission : créer de la valeur dans la vie de notre clientèle et établir des relations durables avec nos clients, nos conseillers en vente, nos fournisseurs et nos propriétaires. C’est merveilleux de posséder une culture qui appuie sa vision.
GI – Vous parlez beaucoup de votre équipe. Comment faites-vous pour entretenir la cohésion au sein de votre équipe sans toutefois qu’elle devienne hermétique?
LR – L’équipe de la haute direction est composée de nos 15 meilleurs talents, dont le mandat moyen est de 18 ans, qui sont tous d’excellents détaillants. Notre culture consiste également à ne pas nous fier uniquement à notre propre secteur d’activité : Harry Rosen croit fermement à l’importance de voyager, d’observer comment d’autres entreprises font de la vente au détail et d’écouter nos fournisseurs pour en apprendre davantage. L’amélioration continue est présente au sein de notre équipe à laquelle se joignent de nouvelles personnes possédant la bonne attitude.
GI – Je sais que vous vous investissez dans de nombreuses activités de bienfaisance. En quoi cela est-il important pour vous et pour l’entreprise?
LR – Nous avions l’habitude de donner un peu à divers organismes. Puis, en 2000, Bob Humphrey, l’un de nos chers collègues, est décédé du cancer du pancréas. Nous avons alors demandé à nos clients et à nos conseillers s’ils souhaitaient que nous appuyions la recherche sur le cancer. En fonction de leurs commentaires sans équivoque, nous avons décidé de nous lancer. Au fil des années, nous avons organisé plusieurs courses et tournois de golf, notamment notre propre tournoi appelé Golf to Conquer Cancer qui
battra des records à sa troisième édition cette année.
Nous soutenons également les initiatives de recherche sur le cancer de la prostate, parce que, selon nos observations, celle-ci fait partie de l’anatomie de beaucoup de nos clients! [Rires] L’an dernier, nous avons acheté 7 000 paires de chaussettes que nous souhaitions vendre dans toute la chaîne afin d’amasser des fonds pour Cancer de la Prostate Canada. Nous les avons toutes vendues, ce qui nous a permis de faire un don important à l’organisme. Nous faisons tout en notre possible pour recueillir des fonds pour la cause, et ce geste a une importance pour nos gens. Cela nous donne le sentiment de contribuer au mieux-être de la société. Il ne peut pas toujours être question uniquement d’affaires et de profit, n’est-ce pas?