Perspectives

Réforme réglementaire : des occasions à saisir

Le présent article fait partie d’une série explorant les enjeux les plus importants auxquels le secteurs canadiens de l’énergie, des services publics et des énergies renouvelables doit faire face pour aider le Canada à atteindre son objectif de carboneutralité.

La prospérité du Canada et sa capacité à décarboner son économie dépendent de la réalisation de certains grands projets, conformément au processus réglementaire et dès maintenant.

Au cours des prochaines décennies, des milliers de milliards de dollars seront consacrés à des projets visant à décarboner et à diversifier les systèmes énergétiques mondiaux. De nombreux secteurs ont déjà mis en place des plans de carboneutralité qui reposent sur la réduction des émissions dans leur consommation d’énergie, leurs bâtiments et leurs transports. Leur capacité à le faire déterminera la préservation de la valeur et la croissance future de nombreux pays, dont le Canada.

Tout d’abord, les pays qui pourront garantir des investissements importants donneront une impulsion à leur économie, stimuleront les investissements dans leurs collectivités et atteindront leurs objectifs de décarbonation. Ceci est d’autant plus pertinent que les marges diminuent dans le contexte actuel de hausse des taux d’intérêt et d’inflation. Dans de telles conditions, les investissements iront ailleurs si les environnements réglementaires provoquent des goulots d’étranglement, en particulier si les taux d’intérêt continuent d’augmenter ou demeurent élevés.

Ensuite, à compter du 1er janvier 2024, les normes de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) relatives à la présentation de l’information sur les changements climatiques et le développement durable entreront en vigueur. Les entreprises canadiennes doivent commencer à exécuter leurs plans dès maintenant afin que les consommateurs d’énergie puissent produire les résultats attendus dès le début de l’année. Autrement, ils seront distancés par leurs concurrents mondiaux.

Enfin, les capitaux et les talents se dirigeront vers les pays, rapidement identifiés, où des projets opportuns et l’aide des gouvernements facilitent leur approbation réglementaire. Un tel scénario ne se produit pas suffisamment au Canada. La hiérarchisation des projets, c’est-à-dire l’identification de ce qu’il faut construire et à quel moment, dans l’ordre approprié, avec les bons profils de risque et au bon moment, peut sembler aléatoire ici. Et une fois qu’ils sont déterminés, les processus d’examen et d’approbation de nombreux grands projets prennent trop de temps et entraînent souvent une duplication importante des efforts et l’incertitude quant aux procédures.

Le résultat? Le Canada risque de perdre des investissements canadiens et étrangers dans ses grands projets de carboneutralité et, par conséquent, de ne pas créer les bons emplois et de ne pas décarboner le pays conformément à ses engagements contre les changements climatiques. Les données relatives aux émissions figurant dans le Rapport d’inventaire national du Canada en témoignent : malgré les grandes ambitions de réduction des émissions, les objectifs sont peu souvent atteints1.

Ces risques sont exacerbés dans une période où, en raison notamment des bouleversements géopolitiques et économiques, l’approvisionnement en énergie est devenu plus précaire et les prix ont fortement augmenté2.

La bonne nouvelle, c’est que les évaluations de projets n’échouent pas toutes aux tests réglementaires d’efficience et de prévisibilité. Parmi les exemples récents d’évaluations qui ont été conclues plutôt harmonieusement, on peut citer le projet Cedar LNG, le Projet d’expansion de l’oléoduc Trans Mountain et le Pôle logistique de Milton. Il y a beaucoup à apprendre de ces processus, bien qu’aucun n’ait impliqué les technologies et techniques innovantes qui font souvent partie intégrante des projets de transition énergétique, augmentant la complexité d’un processus d’examen déjà compliqué.

Les gouvernements et les organismes de réglementation reconnaissent l’importance d’évaluer et d’approuver rapidement les projets afin que le Canada puisse décarboner efficacement la production, le transport et le stockage de l’énergie. Ces projets comprennent des technologies émergentes telles que l’hydrogène, le chauffage géothermique et les petits réacteurs modulaires. Les systèmes existants peuvent être décarbonés en investissant dans la capture directe du carbone dans l’air, en améliorant les technologies de capture et de stockage du carbone et en construisant et en renforçant le réseau électrique du pays.

Il est urgent de reconnaître ces impératifs et de passer à l’action. Comment les gouvernements peuvent-ils collaborer avec le secteur pour promouvoir la concurrence et les objectifs de carboneutralité? Comment peuvent-ils s’assurer que les projets essentiels à la diversification économique et à la décarbonation de l’énergie sont examinés et reçoivent l’approbation réglementaire de manière efficiente et prévisible? Comment y parvenir tout en assurant le plus haut niveau de protection de l’environnement? Et comment peuvent-ils faire participer les dirigeants et les communautés autochtones de manière à respecter pleinement leurs droits, leurs responsabilités inhérentes envers la Terre et leurs intérêts?

Ce document propose quelques réponses. Il accorde une attention particulière aux examens auxquels contribue le gouvernement du Canada, car la plupart des grands projets sont soumis à l’approbation fédérale.

Respecter l’ordre des choses

Le choix des bons projets nécessite une priorisation délibérée. La consommation d’électricité augmentera au fur et à mesure que les secteurs difficiles à atteindre chercheront à réduire leurs émissions de carbone. Cela nécessitera un investissement considérable dans notre réseau de transport et de distribution d’électricité. Pourtant, il est extrêmement difficile de prévoir les répercussions de la charge croissante sur les réseaux, à la fois dans l’espace et dans le temps. Il existe donc un risque que l’on n’en fasse pas assez, auquel cas la décarbonation ne sera pas assez rapide, ou que l’on en fasse plus que nécessaire, ce qui gonflerait les coûts de transition et rendrait l’énergie électrique moins abordable.

Nous sommes en 2023. Le Canada a la capacité de développer un jumeau numérique à grande échelle de ses réseaux électriques afin d’aider à repérer et à bien définir les projets prioritaires qui nécessitent une accélération urgente.

Ceci est particulièrement important compte tenu des occasions économiques et des possibilités que de tels projets d’investissement peuvent apporter. Actuellement, il n’existe pas de manière claire, fondée sur les données et largement acceptée pour décrire avec précision ce qui doit être construit pour soutenir la décarbonation, ainsi que l'endroit et le moment où cela doit être fait, et comment se préparer au mieux au travail qui doit être fait – par exemple, en établissant une offre de travailleurs qualifiés à point nommé.

Intégrer les processus de révision

Un autre facteur de réussite consiste à s’assurer qu’un processus unique et intégré est adopté pour la collecte de renseignements sur un projet proposé. Il permettrait aux organismes de réglementation d’entendre les points de vue des promoteurs, des experts et des détenteurs de droits, et d’évaluer les répercussions et les stratégies d’atténuation.

La plupart des grands projets nécessitent des autorisations de plusieurs organismes de réglementation et territoires de compétence, notamment des gouvernements fédéral, provinciaux, territoriaux ou autochtones. Lorsque les propositions sont examinées de façon non coordonnée, il peut en résulter des tâches redondantes, des processus confus et irréguliers et des retards, ce qui risque de mettre fin aux projets de transition énergétique les plus prometteurs et de décourager les investisseurs les plus enthousiastes.

Il existe différentes manières d’appliquer ces processus intégrés, comme le montre la Loi sur l’évaluation d’impact du gouvernement du Canada, où les provinces examinent certaines questions dans le cadre d’un processus fédéral (tout en laissant la décision définitive au gouvernement fédéral), et nomment des commissions d’examen conjointes chargées d’effectuer des évaluations pour le compte de tous les gouvernements. En outre, la législation constitue un accord entre le gouvernement du Canada et d’autres provinces et territoires en vue de coordonner et d’intégrer ces évaluations.

À l’heure actuelle, le gouvernement du Canada a conclu un accord de coopération en évaluation d’impact avec une seule province, soit la Colombie-Britannique. Mais cela devrait changer. De tels accords facilitent une meilleure intégration des processus et évitent de devoir négocier au cas par cas des accords ponctuels qui ne sont pas optimaux. Les éléments administratifs doivent être mis en place pour s’assurer qu’un examen unique prévaut pour toutes les propositions de grands projets au Canada.

L’intégration des processus n’est pas seulement nécessaire entre les territoires de compétence, elle peut également l’être entre les différentes organisations d’un même territoire de compétence, dans la mesure où chacune d’entre elles dispose de ses propres pouvoirs d’examen. Des dispositions ont été prises à cet effet par l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC), la Régie de l’énergie du Canada et la Commission canadienne de sûreté nucléaire. Il devrait en être de même dans tous ces cas.

Quelle que soit la combinaison d’acteurs, la notion de « un projet, une évaluation » ne doit pas rester un souhait, elle doit devenir une réalité pour tous les projets énergétiques (et autres) qui ont le potentiel d’accélérer la croissance économique du Canada et la transition vers la carboneutralité.

Favoriser un leadership, des feuilles de route et des échéanciers clairs

L’élimination des doublons dans les processus d’examen n’est qu’une étape. Les examens intégrés fonctionnent mieux avec un leadership déterminé. Les grands projets sont complexes, et les rebondissements lors du processus d’évaluation – par exemple des problèmes environnementaux et sociaux imprévus, l’opposition des communautés locales ou des groupes non gouvernementaux, ou d’importantes lacunes dans les données – sont inévitables.

Il est important de désigner un responsable coutumier des demandes et des préoccupations sporadiques, qui peut s’adapter aux circonstances changeantes et trouver des moyens de maintenir des processus multidimensionnels sur la bonne voie sans sacrifier l’équité et la rigueur. Non seulement ce responsable doit réagir aux circonstances imprévues, mais il doit aussi pouvoir trouver un juste équilibre entre les besoins du projet et établir des relations solides avec les communautés et les détenteurs de droits.

L’établissement d’une feuille de route et d’un échéancier est bénéfique pour le processus d’examen. De manière générale, les étapes clés et les échéanciers sont décrits dans la Loi sur l’analyse d’impact, et les documents d’orientation publiés par l’AEIC ainsi que les décisions propres aux projets fournissent des détails supplémentaires. Toutefois, la manière dont les examens doivent se dérouler pour les promoteurs et les détenteurs de droits demeure floue, notamment l’établissement des échéanciers. De plus, il y a un trop grand pouvoir discrétionnaire quant au moment où l’AEIC ou une commission d’examen peut suspendre le processus une fois un examen entamé.

Cela peut être lié aux incitatifs. D’une part, les examens risquent plus d’être annulés si l’on perçoit qu’un examinateur n’a pas complètement répondu à une question lorsque l’examen est contesté devant un tribunal. Cela peut inciter les examinateurs à s’attarder au moindre détail, et ainsi accroître les délais. En revanche, le fait d’étirer un examen plus longtemps que prévu ne pénalise pas l’examinateur. Le prix des écarts et des retards est directement imputable à l’examinateur, et il n’est pas juste de faire payer aux Canadiens les examens qui prennent trop de temps.

Il est tentant de penser que la solution serait de soumettre des échéanciers obligatoires. Cela va sans doute trop loin, car une telle solution ne laisserait aucune marge de manœuvre pour les problèmes importants et imprévisibles. Mais les incitatifs pourraient être rééquilibrés. Par exemple, la législation pourrait être modifiée pour préciser que les tribunaux doivent faire preuve de retenue raisonnable à l'égard de la procédure administrative et autoriser de nouvelles décisions prises dans le cadre d’un réexamen. Les délais prévus par la loi pourraient être plus prescriptifs, et laisser moins de latitude.

Ces mesures devraient permettre à toutes les personnes participant à l’examen des projets – promoteurs et investisseurs – d’avoir plus de clarté, de certitude et de confiance quant au déroulement de l’examen et au moment où elles peuvent s’attendre à franchir la ligne d’arrivée.

Établir de véritables partenariats avec les communautés et les peuples autochtones

Même l’examen le plus intégré et le mieux mené échouera si les droits, les responsabilités inhérentes et les intérêts des communautés et des peuples autochtones ne sont pas pleinement respectés.

Les peuples autochtones ont lutté avec acharnement contre les effets du colonialisme, de la violence des colons et du racisme systémique. Par la suite de négociations, de procédures judiciaires et de mesures politiques, ils ont obtenu la reconnaissance que leurs droits individuels et collectifs, notamment leurs traités, bénéficient d’une protection constitutionnelle. Cela signifie notamment que les projets susceptibles d’affecter les droits et les intérêts des populations autochtones ne peuvent être mis en œuvre que si une consultation complète et sérieuse est menée auprès des populations autochtones touchées et si des aménagements acceptables sont apportés pour atténuer les répercussions potentielles sur ces populations.

En termes strictement juridiques, cette obligation de consultation et d’accommodement incombe à l’État, c’est-à-dire aux gouvernements. Mais dans la pratique, les promoteurs de projets ont un rôle essentiel à jouer, car ils sont les mieux placés pour expliquer les projets proposés, et répondre aux questions et aux inquiétudes des populations. Aujourd’hui, les autorités publiques sont beaucoup moins susceptibles d’envisager l’approbation d’un projet sans être convaincues que des fonctionnaires et des représentants du promoteur ont adéquatement et convenablement consulté les communautés autochtones. L’État confie souvent aux promoteurs industriels, qui demandent des permis pour exercer des activités rattachées aux ressources naturelles, la responsabilité de consulter les populations et de promouvoir la faisabilité et l’intérêt d’investir dans le projet. La Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) ayant acquis force de loi, les gouvernements fédéral et de la Colombie-Britannique créent des cadres réglementaires en collaboration avec les dirigeants autochtones afin d’exiger des consultations avec les peuples autochtones dans cette province et d’obtenir leur consentement éclairé ou l’approbation de la communauté d’exercer des activités sur leurs territoires traditionnels.

En outre, dans de nombreux cas, satisfaire au minimum les obligations de consultation et d’aménagement n’est plus suffisant. Un modèle privilégié devrait être adopté pour conclure des partenariats complets avec les populations autochtones afin de leur permettre de participer directement au projet et d’avoir accès aux fruits de sa réussite. Ces partenariats peuvent prendre différentes formes, mais une bonne stratégie consiste à faire en sorte que les parties autochtones concernées acquièrent des participations en capital et intègrent les connaissances traditionnelles autochtones dans la conception des projets, la surveillance environnementale et la prise de décisions.

Les gouvernements peuvent faciliter ce processus en renforçant les capacités et la capitalisation initiale des fonds d’investissement autochtones. Les promoteurs du projet peuvent également conclure des accords commerciaux mutuellement bénéfiques avec les organisations et les communautés autochtones.

S’écarter des discussions trop axées sur les transactions au profit d’un dialogue préliminaire et de partenariats authentiques et respectueux avec les communautés autochtones peut jouer un rôle clé dans la réalisation d’examens plus efficaces et prévisibles dans l’esprit de la réconciliation économique.

Évaluer les problèmes à l’avance

Une dernière approche qui pourrait permettre d’améliorer la rapidité et la certitude consiste à aborder autant de questions que possible avant que les projets soient élaborés et proposés.

Elle peut être perçue comme une approche de zonage à grande échelle où des régions ou couloirs sont préapprouvés pour certains types de projets. Ces projets doivent tenir compte d’éléments particuliers liés aux répercussions environnementales et sociales et des mesures à prendre pour maximiser les effets positifs (notamment la réduction des émissions) et minimiser les effets négatifs (notamment les dommages causés à l’habitat). Ces approbations préalables essentielles pourraient être soutenues en partie par un jumeau numérique des réseaux électriques qui aiderait les gouvernements à évaluer et à aborder les projets d’infrastructure avant leur approbation, favorisant ainsi un processus complet et simplifié pour les promoteurs de projets.

Cela ne signifie pas qu’il ne sera pas nécessaire d’examiner les propositions de projets. Cela devrait plutôt se traduire par des examens de projets plus ciblés, des échéanciers accélérés et un risque réduit d’écarts et de retards.

Les outils permettant un tel « zonage » sont définis dans les évaluations stratégiques et régionales de la Loi sur l’évaluation d’impact, bien qu’ils soient sous-utilisés. Il serait possible d’aller plus loin en s’efforçant d’utiliser des évaluations plus générales afin de répondre à un maximum de questions avant que les promoteurs n’élaborent et ne soumettent des propositions de projet.

Une collaboration efficace entre les territoires de compétences, une participation active des populations autochtones, des consultations sérieuses avec les détenteurs de droits, les parties prenantes et les experts, ainsi que l’accès à des preuves scientifiques solides sont autant d’éléments nécessaires à une approche plus tournée vers l’avenir. Compte tenu des évaluations stratégiques et régionales, une telle approche pourrait grandement améliorer l’attractivité du Canada pour les investissements et préparer le terrain pour des projets importants contribuant à la réduction des émissions.

Un peu de vision et de détermination

Les intérêts nationaux du Canada – prospérité, décarbonation, crédibilité internationale et sécurité énergétique – seront servis par des examens et des approbations rapides et prévisibles des projets qui contribuent à la transition vers une production, un stockage et un transport carboneutres de l’énergie.

Néanmoins, à l’heure actuelle, ces évaluations sont l’exception, et non la règle. Un changement s’impose, car un relâchement de la vigilance sera coûteux.

Cette nécessité est bien comprise. Les outils existent. Il faut miser sur un effort concerté des gouvernements à tous les niveaux, en coopération avec le secteur, les groupes autochtones et les détenteurs de droits, pour tirer les leçons des succès passés et mettre en œuvre des stratégies qui apportent des améliorations rapides et concrètes aux processus d’évaluation des projets dans le secteur de l’énergie. Avec un peu de vision et de détermination, le Canada peut devenir leader dans le secteur de l’énergie et un exemple à suivre à l’échelle mondiale.

Contributors

Michelle Leslie
Directrice principale, Projets d’infrastructure et d’investissement
mileslie@deloitte.ca

Scott Streiner
Conseiller prinicipal, Consultation
sstreiner@deloitte.ca

1Gouvernement du Canada, Inventaire national des gaz à effet de serre du Canada (1990-2021), Environnement et Changement climatique Canada, 14 avril 2023. 
2 Agence internationale de l'énergie, Electricity Market Report 2023, février 2023. 

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