Perspectives

Sûr. Intelligent. Connecté.

Série sur la sécurité et la justice

Première partie

Pour que les « villes intelligentes » soient aussi des « villes sécuritaires », les services de police doivent revenir à l’essentiel

Par Peter Sloly et Lauren Jackson

Les villes du monde entier essaient de trouver des moyens d’exploiter les technologies exponentielles, l’analytique avancée et les données massives pour offrir à leurs citoyens des services plus intelligents, plus efficaces et plus économiques – et les services de police ne font pas exception. De Londres, au Royaume-Uni, jusqu’à Vancouver, les services de police explorent les façons dont l’analytique peut améliorer les prévisions en matière de criminalité et réduire les coûts dans la ville intelligente de l’avenir.

Cependant, les villes intelligentes doivent d’abord être des villes sécuritaires, étant donné qu’une ville qui n’est pas sécuritaire n’est pas du tout intelligente. Et pour rendre nos villes sécuritaires, il faut revenir à l’essentiel en matière de services policiers – avant de recueillir des données sur les citoyens et de décider d’investir massivement dans des méthodes de maintien de l’ordre axées sur l’analytique.

Le fort attrait des technologies pour les services de police

L’intérêt grandissant à l’égard des services de maintien de l’ordre assistés par les technologies se comprend facilement. Les services de police sont confrontés à de nombreux défis. Les technologies numériques modifient le mode de vie et de travail des gens, notamment des policiers et des criminels. La nature de la criminalité elle-même devient de plus en plus complexe, et les cyberactivités criminelles en ligne créent de nouvelles exigences importantes pour les services de police. En même temps, les contraintes budgétaires les obligent à faire plus avec moins, et on exige de plus en plus de transparence de leur part. Par ailleurs, la confiance envers la police est malheureusement au plus bas dans de nombreuses collectivités.

L’analytique et les technologies numériques offrent aux services de police un moyen de surmonter bon nombre de ces difficultés. Pour les policiers, les technologies peuvent faciliter la communication et le partage d’information entre eux et avec les postes dont ils relèvent, ce qui permet de gagner du temps et d’accroître l’efficacité. Pour les citoyens, elles peuvent faciliter le signalement des actes criminels ou autres préoccupations.

De façon plus générale, le domaine émergent du « maintien de l’ordre prévisionnel » peut mettre à profit les données historiques sur la criminalité, les données sur les comportements criminels, les registres des arrestations, les médias sociaux, les enregistrements par caméra et d’autres outils pour prévoir les moments et les lieux où des actes criminels pourraient se produire. Les services de police peuvent ainsi accroître leur présence de façon proactive dans une zone ciblée et, avec un peu de chance, décourager d’éventuels actes criminels. Les services de police de Santa Cruz, en Californie, ont fait l’essai du maintien de l’ordre prévisionnel en 2011 et constaté une baisse de 27 % des cambriolages et une augmentation de 56 % des arrestationsi. En 2017, à la suite d’un projet pilote d’une durée de six mois qui a été couronné de succès et a contribué à réduire considérablement le nombre d’introductions par effraction dans les résidences, le service de police de Vancouver a officiellement mis en place des modèles de maintien de l’ordre prévisionnel visant à déterminer les secteurs vulnérables aux introductions par effraction dans les résidences ou les commerces. Le système affecte des policiers à des zones de 100 et 500 mètres autour des emplacements cibles, et leur présence contribue à décourager d’éventuels voleursii.

Les risques associés aux services de police intelligents

Toutefois, même si les avantages potentiels du maintien de l’ordre prévisionnel et d’autres approches orientées sur les données et les algorithmes sont importants, il existe des points préoccupants qui le sont tout autant. Par exemple, les algorithmes peuvent reproduire les préjugés conscients ou inconscients des personnes qui exécutent le codage, sélectionnent les données ou effectuent les analyses, perpétuant ainsi par inadvertance des préjugés systémiques. En particulier dans la foulée du scandale lié aux données Cambridge Analytica–Facebook, les citoyens pourraient s’opposer de plus en plus à l’utilisation des données personnelles ou de surveillance à leur insu ou sans leur consentement.

Plus important encore, le maintien de l’ordre orienté sur des algorithmes ne peut pas à lui seul établir, renouer ou entretenir les relations et les liens de confiance personnels déterminants entre les services de police et les gens des collectivités qu’ils servent. Sans ces relations et liens de confiance, les services de police auront beaucoup de difficulté à obtenir l’adhésion du public à des services de maintien de l’ordre prévisionnels ou d’autres formes de services policiers « intelligents ». Aller de l’avant avec les technologies de maintien de l’ordre intelligent avant d’avoir obtenu la confiance des collectivités pourrait en fin de compte nuire davantage aux relations – tout en laissant les villes, les collectivités et les services de police avec un investissement coûteux dans des solutions aux mauvais problèmes.

Première étape du maintien de l’ordre intelligent : revenir à l’essentiel

Au fil des ans, les services de police ont évolué et consacrent maintenant beaucoup plus de temps et d’énergie à l’application de la loi, et beaucoup moins à la prévention de la criminalité elle-même. L’application de la loi est une responsabilité imposée à la police, mais elle s’accompagne de risques et de coûts accrus. Le maintien de l’ordre axé sur l’application de la loi risque davantage de mettre les policiers et les citoyens en danger, et il est extrêmement coûteux en termes économiques et sociaux. Il occasionne des frais plus élevés pour les enquêtes, les poursuites, l’emprisonnement et, dans certains cas, les litiges civils. Il peut exposer les services de police à des risques accrus, et à des réactions négatives de la part du public et des médias. Il fait en sorte que les prisons sont surpeuplées de personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie, et son incidence sur les groupes marginalisés, défavorisés et racialisés est disproportionnée.

Surtout, l’application de la loi n’est qu’un aspect du maintien de l’ordre. Par exemple, la Loi sur les services policiers de l’Ontario, récemment mise à jour, définit les fonctions de base des services de police comme étant la prévention de la criminalité, l’application de la loi, le maintien de l’ordre public, l’intervention d’urgence et l’aide aux victimes d’actes criminels. Les services de police existent pour aider les citoyens à assurer la sécurité publique, pas simplement pour faire appliquer la loiiii. Le maintien de l’ordre efficace ne se limite pas à faire des arrestations et à mettre des gens derrière les barreaux. Il faut que le public fasse confiance à la police et qu’il l’aide en gardant un œil sur les voisins et en s’adressant à elle de façon proactive pour contribuer à atténuer les problèmes avant qu’ils ne se transforment en actes criminels.

Les villes intelligentes doivent être des villes sécuritaires. Des services de maintien de l’ordre appropriés, efficaces et inclusifs sont essentiels pour que nos villes demeurent réellement sûres. La méthode actuelle orientée sur l’application de la loi ne fonctionne pour personne – ni les collectivités, ni la police, ni le système de justice. Nous devons revenir à l’essentiel, et de nombreux programmes éprouvés déjà mis en place indiquent une meilleure façon d’assurer le maintien de l’ordre dans nos collectivités. Intégrer dans les quartiers des policiers professionnels, empathiques et au fait des technologies, et leur confier le mandat de tisser des liens constitue un moyen de réduire la criminalité et de faciliter une résolution des problèmes réellement axée sur la collectivité. Selon cette approche, les policiers font respecter la loi en faisant appel au bon sens. Ils établissent constamment des relations avec les autres afin d’être des partenaires communautaires de confiance et respectés.

On trouve un bel exemple du « retour à l’essentiel » des services de police à Prince Albert, en Saskatchewan. L’ancien chef de police Dale McPhee, adaptant des idées lancées par la police écossaise, a abordé le maintien de l’ordre selon un principe simple : la criminalité découle souvent de problèmes sociaux sous-jacents, notamment la pauvreté, les problèmes de santé et la toxicomanie. Les problèmes sociaux, croyait-il, ne peuvent pas se résoudre par des solutions judiciaires. Il a donc réuni les services de police, des organismes à but non lucratif locaux, des équipes de santé publique, des éducateurs et des dirigeants municipaux afin d’élaborer des solutions non judiciaires adaptées aux besoins des personnes présentant un risque élevé de commettre des actes criminels ou d’en être victimes. Le résultat de cette approche de carrefour et centre de responsabilité adoptée à Prince Albert? Une baisse de 37 % du nombre de crimes avec violence et près de 13 millions de dollars d’économies de coûts.

Il existe d’autres exemples de cas où des services de police ont connu un succès comparable en adoptant une approche de maintien de l’ordre qui privilégie l’établissement de liens avec la collectivité, l’instauration de la confiance et l’utilisation d’interventions non judiciaires pour prévenir et décourager la criminalité. Ces exemples comprennent le programme des services de police de quartier, au Royaume-Uni, et le modèle de mobilisation et de participation en Ontario. À Camden, au New Jersey, les autorités ont opté pour la dissolution du service de police en 2012, puis ils en ont recréé un tout nouveau qui met désormais l’accent sur la police communautaire, les tactiques d’apaisement des tensions, l’évitement des préjugés implicites et la prestation de services aux personnes démunies plutôt que leur emprisonnementiv.

Les technologies peuvent aider les services de police à respecter les « principes de base » du maintien de l’ordre de façon plus efficace que jamais, sans basculer dans le domaine du contrôle. Les technologies mobiles peuvent aider les policiers à échanger entre eux et avec les membres de la collectivité. Par exemple, dans la municipalité régionale de Halton, en Ontario, le service de police lance le premier réseau sans fil fondé sur la technologie LTE dans le secteur de la sécurité publique au Canada. Ce nouveau réseau permettra de s’assurer que les premiers intervenants peuvent accéder instantanément aux informations cruciales et les partager, qu’il s’agisse de renseignements des répartiteurs, de plans, de photos, de données de GPS ou de l’analytique en temps réel. De plus, grâce au nouveau réseau, les policiers n’auront plus à compter sur les réseaux commerciaux, qui peuvent être saturés en période de crisev.

Parmi les autres technologies utiles pour les « principes de base du maintien de l’ordre », il est possible de développer des applications pour permettre aux citoyens de signaler facilement des actes criminels ou des incidents ou endroits non sécuritaires dans leurs collectivités (p. ex., des endroits où des seringues ont été jetées de façon non sécuritaire) afin d’accroître globalement la sécurité et le bien-être là où ils vivent, travaillent et jouent. Les données peuvent être échangées avec les municipalités et les partenaires communautaires d’une manière à la fois transparente et sécuritaire qui respecte la vie privée des citoyens, et permet la collaboration relativement aux enjeux clés afin d’améliorer la sécurité publique et de gagner la confiance de la population dans toute la ville et ses diverses collectivités.

Renforcer la confiance du public et les liens avec la collectivité aujourd’hui pour tirer profit d’un maintien de l’ordre intelligent dans l’avenir

Il est essentiel de gagner la confiance du public pour assurer efficacement le maintien de l’ordre. L’établissement de relations étroites avec la collectivité peut jouer un rôle déterminant pour décourager la criminalité et s’assurer que les personnes vulnérables obtiennent l’aide dont elles ont besoin et évitent le système de justice. Les services de police qui veillent à respecter ces principes de base dès aujourd’hui poseront les fondements de la mise en œuvre réussie du maintien de l’ordre prévisionnel ou d’autres solutions intelligentes dans les années à venir. En effet, si la population fait confiance aux services de police et entretient avec eux une relation de travail positive, elle sera beaucoup plus encline à considérer les solutions de maintien de l’ordre intelligent comme une façon d’améliorer ce qui existe déjà – un engagement mutuel à prévenir la criminalité, à aider les citoyens dans le besoin, et à garder la ville et l’ensemble de ses collectivités en sécurité.

Le parcours vers des villes intelligentes et sécuritaires exige que nous commencions par l’essentiel en assurant de bons services de police communautaires et en renforçant la confiance du public. Le reste de la démarche comprendra beaucoup d’autres défis et occasions, que nous explorerons dans notre prochain billet.

Anciennement chef adjoint du Service de police de Toronto, Peter Sloly est un associé qui dirige le groupe national Sécurité et justice de Deloitte. Lauren Jackson est une ancienne directrice principale du groupe Sécurité et justice.

i. John Kamesky, « Fighting Crime in a New Era of Predictive Policing ». https://datasmart.ash.harvard.edu/news/article/fighting-crime-in-a-new-era-of-predictive-policing-342 (en anglais seulement). Page consultée le 22 mars 2018.

ii. « Vancouver police say new program would stop crime before it happens ». The Vancouver Sun, 21 juillet 2017. http://vancouversun.com/news/vancouver-police-say-new-program-could-stop-crime-before-it-happens (en anglais seulement). Page consultée le 17 avril 2018.

iii. https://www.ontario.ca/fr/lois/loi/18p03a#BK15

iv. « Camden’s new day ». World Magazine, 29 mars 2018. https://world.wng.org/2018/03/camden_s_new_day (en anglais seulement). Page consultée le 6 avril 2018.

v. « Halton police first in Canada to use dedicated public safety wireless network ». InHalton.com, 18 octobre 2017. https://www.inhalton.com/halton-police-first-in-canada-to-use-dedicated-public-safety-wireless-network (en anglais seulement). Page consultée le 16 avril 2018.

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