Le Portrait économique et budgétaire du gouvernement fédéral diffusé aujourd’hui fait état d’un déficit beaucoup plus important en 2020 que ce que prévoyaient de nombreux économistes. Le déficit fédéral projeté est de 343,2 milliards de dollars pour le présent exercice financier, un chiffre 10 fois supérieur au déficit de l’exercice précédent et nettement plus élevé que les prévisions de 250 à 300 milliards de dollars établies par les économistes. Le déficit représente 15,9 % du PIB, et reflète à la fois les mesures prises pour contrer les répercussions de la pandémie (212 milliards de dollars) et la perte de revenus attribuable à la récession (71 milliards de dollars). Les marchés financiers n’ont pas réagi à ce déficit plus important que prévu (en fait, le dollar canadien s’est même un peu raffermi), ce qui suggère qu’ils n’ont pas été ébranlés par l’annonce vu la grande incertitude qui règne en ce moment; par ailleurs, la situation budgétaire du Canada demeure favorable par rapport à bon nombre de ses homologues internationaux, y compris les États-Unis.
Les récentes estimations financières sont fondées sur les hypothèses économiques formulées de manière consensuelle par les prévisionnistes du secteur privé, soit une contraction de 6,8 % du PIB en 2020 et une reprise de seulement 5,5 % en 2021. Il s’agit sans doute du pire ralentissement économique depuis la Grande dépression, et on envisage la possibilité d’un rendement économique encore plus médiocre que prévu si les risques pour la santé s’intensifient dans les mois à venir. Dans ces conditions, il est indéniable que des mesures ambitieuses de stimulation budgétaire s’imposaient pour limiter le repli économique et la perte d’emplois et de revenu. En outre, malgré les mesures budgétaires prises à ce jour, on s’attend à l’unanimité à une très lente reprise, ce qui vient justifier le maintien d’un soutien budgétaire et monétaire.
Il faut toutefois se demander si le Canada peut se permettre un déficit aussi important, qui propulsera la dette du gouvernement fédéral pour une première fois au-delà du billion de dollars. La réponse est « oui », mais à certaines conditions.
La dette sera raisonnable si le déficit ne reste aussi élevé que pendant un an. Selon l’annonce d’aujourd’hui, le ratio de la dette brute du gouvernement par rapport au PIB s’établit à 49,1 % pour 2020-2021, relativement au taux de 31,1 % de l’année précédente. Le gouvernement ne pourra pas prendre en charge un fardeau de la dette qui continue d’augmenter au rythme actuel.
La bonne nouvelle, c’est que bon nombre des récentes mesures de relance ont une durée limitée, de sorte que le déficit devrait reculer lorsque celles-ci prendront fin. Cela dit, une grande incertitude persiste quant à l’évolution des risques pour la santé et des perspectives économiques. Le déficit sera plus considérable si la reprise traîne en longueur.
Malgré la détérioration alarmante des finances publiques, le ministre des Finances, Bill Morneau, a affirmé que le Canada continuera de maintenir l’avantage de son faible niveau d’endettement. Le gouvernement fédéral peut se targuer de sa situation financière favorable par rapport à d’autres pays, mais sachez que la situation financière du Canada est bien pire lorsqu’on tient compte de la dette des provinces. Avant la pandémie, le ratio de la dette au PIB de l’ensemble des administrations provinciales avoisinait les 30 %. Par conséquent, le ratio des dettes fédérale et provinciales combinées au PIB est actuellement supérieur à 80 %; nous ne disposons pas du chiffre exact puisque les provinces n’ont pas présenté de mise à jour budgétaire, mais leur niveau d’endettement est à la hausse. Cela signifie que la dette publique est beaucoup plus importante que ce qu’indique la situation financière du Canada. Il n’en demeure pas moins que le ratio des dettes fédérale et provinciales combinées au PIB est susceptible d’être inférieur aux ratios de la plupart des autres pays du G7.
À mon sens, c’est la faiblesse des taux d’intérêt qui permettent essentiellement à la situation financière du Canada de demeurer gérable. L’abaissement des taux d’intérêt en réaction à la récession mondiale a entraîné la diminution des frais de service de la dette. Au Canada, les frais de la dette publique correspondent à environ 1 % du PIB. En revanche, lorsque le Canada était aux prises avec de forts niveaux d’endettement au cours des années 1990, les frais de la dette publique étaient de près de 6 % du PIB. En fait, le gouvernement s’attend à ce que le coût de service de la dette fléchisse encore davantage d’ici la fin de 2020, et prévoit que le total des frais de la dette publique sera inférieur de 4 milliards de dollars aux prévisions de l’automne dernier. La bonne nouvelle, c’est qu’étant donné la gravité de la récession mondiale, le contexte des faibles taux d’intérêt est appelé à persister pendant encore plusieurs années.
Le portrait des finances publiques est passablement volumineux, soit un document de 188 pages, ce qui reflète le grand nombre de politiques annoncées cette année. Cependant, il ne comportait pas grand-chose de nouveau au-delà du suivi budgétaire. Aucune modification n’a été apportée à la politique fiscale. Dans son point de presse d’aujourd’hui, le premier ministre Trudeau a indiqué qu’une hausse d’impôt ou une réduction des services serait « la pire option » pour aider l’économie à se relever en ce moment. Toutefois, les programmes tels que la PCU et la subvention salariale ne pourront pas durer éternellement, et le ministre Morneau a refusé de parler des intentions à long terme à cet égard.
À mon avis, le gouvernement fédéral a vu juste avec son importante intervention budgétaire. Il se devait de pallier la perte de revenu des ménages, ainsi que l’incidence sur les flux de trésorerie et le bilan des entreprises. Je crois que le véritable débat portera sur ce qui suit :
Premièrement, dans quelle mesure la réaction a-t-elle été efficace? Seul le temps nous le dira. Le gouvernement devra retirer progressivement ses programmes de soutien au fil de la réouverture. D’importantes questions sont soulevées quant à la transition des travailleurs qui ont recouru au programme de soutien du revenu (PCU); selon certaines entreprises, celui-ci a un effet dissuasif sur leur volonté de retourner au travail. Les programmes d’aide au paiement de loyer et de subvention salariale ont connu un faible taux d’adoption. Il se peut que d’autres mesures de soutien aux entreprises soient requises.
Deuxièmement, quelles autres mesures le gouvernement devra-t-il prendre pour stimuler l’économie? Jusqu’à maintenant, ses interventions se sont essentiellement limitées à compenser la perte de revenu des ménages et des entreprises, mais le gouvernement voudra stimuler la croissance économique durant la réouverture et la reprise. Des investissements accrus en infrastructures ou des mesures visant à favoriser les dépenses et l’investissement seront nécessaires. Aussi, si le déficit est énorme en ce moment, je crois que le déficit final pour l’exercice 2020-2021 sera beaucoup plus imposant.
Troisièmement, que nous réserve l’avenir? Le gouvernement n’a établi aucune feuille de route ni aucun cadre budgétaire quant à la gestion des soldes budgétaires pour les années à venir. Il avait bien précisé que, dans l’annonce d’aujourd’hui, il se contenterait de brosser le portrait de l’année en cours; mais tôt ou tard, il devra établir un plan expliquant comment il compte se sortir de ce gouffre financier. Il y aura à coup sûr des réductions de dépenses et des modifications fiscales, mais le montant écrasant de la dette ne pourra être géré que si l’économie se redresse. En effet, la priorité sera accordée à la mise en place de politiques destinées à accélérer la croissance, ce qui pourrait signifier des changements réglementaires, des incitatifs à l’investissement privé et des investissements en infrastructures.
Que devons-nous surveiller dans les mois à venir? Si nous disposons maintenant d’un « portrait des finances publiques » au pays, les entreprises et citoyens canadiens peuvent raisonnablement s’attendre à ce que leur gouvernement leur dise ce qu’il entend faire dans l’après-pandémie pour gouverner de façon efficace et efficiente ce pays dont les priorités ont profondément changé depuis l’avènement de la COVID 19. Restez attentifs aux événements suivants, que le gouvernement fédéral pourrait utiliser comme tribune pour annoncer les futures mesures : le Parlement devrait reprendre ses travaux le 21 septembre prochain, malgré les pressions exercées par l’opposition politique pour devancer le retour en Chambre. À la reprise du Parlement, le gouvernement libéral pourrait décider de renouveler le discours du Trône, afin de présenter ses priorités politiques pour les mois et les années à venir. Le premier ministre Trudeau pourrait également procéder à un remaniement de son cabinet pour éjecter ceux qui ont fait piètre figure durant la pandémie, et promouvoir ou maintenir en poste ses ministres de premier plan en vue d’orienter l’avenir du pays. Le cas échéant, nous pouvons nous attendre à l’élaboration de lettres de mandat pour chaque ministre, qui définiront également les priorités et les aspirations en matière de politiques. Le moment venu, un budget complet sera présenté, indiquant les dépenses prévues par le gouvernement au cours des mois et des années à venir, et à quoi ces sommes seront consacrées. Finances Canada a émis un appel de consultations publiques sur le futur budget, en précisant que le résultat final pourrait se concrétiser à la fin de 2020 ou au début de 2021. Enfin – et il ne s’agit que d’une rumeur pour l’instant –, le premier ministre Trudeau pourrait songer à déclencher des élections fédérales anticipées pour demander aux électeurs de lui accorder un nouveau mandat, en tentant de remporter plus de sièges à la Chambre des communes afin de diriger un puissant gouvernement majoritaire. Le gouvernement libéral jouit actuellement d’un appui majoritaire de la population canadienne, mais le gouvernement minoritaire tire son épingle du jeu; aussi, le déclenchement d’une élection serait un risque calculé.
En résumé, le gouvernement fédéral évalue que le déficit pour l’exercice fiscal en cours est plus important que prévu, et je soupçonne que celui-ci continuera de se creuser d’ici la fin de l’année. Les politiques budgétaires adoptées ont largement contribué à atténuer les répercussions économiques de la pandémie, mais la voie à suivre n’est pas encore tracée. Les risques sanitaires et économiques demeurent élevés; aussi, les perspectives économiques et financières sont source d’incertitude. Le portrait des finances publiques diffusé aujourd’hui témoigne de ces temps incertains, et de nombreuses questions restent sans réponse.